Le Serpent de feu
l’art d’induire des transformations de la conscience et de rendre l’être humain capable d’entrer en contact, par tous les moyens et accessoires possibles, avec le monde invisible qui nous entoure. Quel programme pourrait-il y avoir de plus enthousiasmant pour des artistes et des littérateurs, dites-moi ? Quoi que certains aient pu prétendre après coup, cette expérience a marqué leur vie à jamais.
— Par tous les moyens et accessoires possibles ? Qu’entendez-vous par là ?
— Jeux de lumière, correspondances subtiles des couleurs, formes géométriques, parfums, bref tous les instruments classiques de la magie cérémonielle qui aident l’exécutant à concentrer sa volonté en un puissant courant d’énergie créative.
— Les moyens en question impliquent-ils le recours possible à des substances particulières ? Des drogues, je veux dire ?
Eva se pencha de nouveau tout près du visage de Crowley pour lui susurrer quelque chose. Elle le fit si faiblement qu’il m’apparut que je n’avais pas entendu une seule fois le timbre de sa voix depuis mon arrivée dans l’appartement. Pendant ce temps, le mage m’étudiait d’un œil scrutateur.
J’essayai de saisir des bribes de phrases sur les lèvres aux lignes voluptueuses d’Eva, sans succès. J’avoue que j’aurais donné n’importe quoi pour connaître ce qu’elle rapportait sur mon compte.
— Il est indéniable que l’utilisation des drogues fait partie de l’arsenal du magicien, reprit soudain Crowley. Chanvre indien, mescaline, belladone, jusquiame, datura, ayahuasca, ainsi que les champignons comme le teonanácatl, dont j’ai moi-même expérimenté les effets en 1900 lors d’un voyage au Yucatán, ou l’amanite tue-mouche, si commune en Angleterre.
— Sont-ce là des substances capables de provoquer des sorties hors du corps ? me risquai-je à demander en évitant de croiser le regard de la jeune femme qui me donnait la pénétrante sensation de vouloir fouiller mon âme.
— Si de pareilles expériences vous attirent, Mr Singleton, je vous suggère de commencer par goûter d’abord au mets que vous avez devant vous. Le haschisch, qui est l’extrait gras du chanvre indien, détermine parfois de manière spontanée ce type de manifestations dans le cas de personnalités réceptives.
Aleister Crowley rit aux éclats.
— Mais… mais n’existait-il pas au sein de la confrérie une substance désignée par le terme de « drogue astrale » ? Capable de provoquer à coup sûr une décorporation complète ?
Cette fois, ce fut au tour de Crowley de glisser quelques mots à l’oreille de sa compagne avant de reprendre :
— Ce à quoi que vous faites référence est une préparation dont il existe en réalité nombre de recettes à travers le monde. Moi-même, j’en ai testé plusieurs : à Chichén Itzà, à Paris, à Ceylan, une autre à Kobé. Mais la plus puissante est sans conteste celle à laquelle j’ai eu accès en Inde, après ma tentative pour escalader le mont Chogori, un pic de plus de huit mille mètres dans la chaîne du Karakoram.
Il piocha dans le plat et choisit une fine tranche de canard qu’il amena jusqu’à sa bouche.
— Selon les traditions hindoue et bouddhiste, il existe un principe vital universel appelé le « Serpent de feu » ou kundalini . Chez la plupart des Occidentaux, cette force mystérieuse, dont la manifestation se trouve partout dans la nature, est dormante, assoupie, presque paralysée à force de demeurer inemployée. Le Serpent prend racine à la base de l’épine dorsale et s’élève suivant une voie sinueuse par le cordon médullaire. Quand il parvient à gagner le cerveau, l’individu se détache de son corps et son âme devient libre. Juste après mon expédition dans le Cachemire – où je n’ai certes pas vaincu le sommet, mais j’ai tout de même battu le record d’altitude en escalade ! –, je suis redescendu me ressourcer quelques mois dans un ashram sikh, dans la région de Jamnu. C’est là que j’ai expérimenté cette substance que les kaviraji et les rishi himalayens préparent avec des herbes cueillies sur les piémonts et qui leur sert à exciter la puissance du Serpent.
— Je croyais que les moines hindous s’astreignaient à de longs et laborieux exercices spirituels pour s’extraire hors de leur corps.
— Hé ! Eux non plus ne dédaignent pas de prendre au plus court et d’user de temps en temps de
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