Le Serpent de feu
dépouillé de mon corps ? Je n’étais plus qu’une âme abandonnée, sans prise physique sur le monde, sans moyen de me prêter secours. Certes, j’avais la possibilité de voler, de passer à travers les murailles, mais j’étais incapable de communiquer avec l’extérieur. Je me sentais plus impuissant que je ne l’avais jamais été, et cette effigie absente, regardée durant toute mon existence comme une misérable prison de chair, j’aurais tout donné à cet instant pour ne l’avoir jamais quittée.
Miss Sigwarth avait l’habitude de se lever aux aurores. À cette heure, il y avait donc toutes les chances pour qu’elle eût rejoint le rez-de-chaussée et pris place devant son poste de TSF. Elle était sûrement au courant de quelque chose, en mesure de me dire où James était parti… Peut-être même avait-elle vu mon corps quitter la maison… ?
Or, pour en être certain, il m’aurait fallu l’interroger, et je n’étais point en capacité de le faire.
Allais-je enfin me réveiller de cet abominable cauchemar ?
Près de moi, la momie de Flaxman était assise sur le fauteuil. Dès l’instant où je vis cette enveloppe vacante, à la chair molle et flexible, il m’apparut évident que c’était grâce à elle que je pourrais retrouver le contact avec la réalité. Bien sûr, j’ignorais tout de la façon dont je devais m’y prendre, mais ce que je savais, c’était qu’il me fallait à toute force m’introduire dans ce corps, actionner ses muscles embaumés.
Sans plus traîner, je rassemblai mes énergies et me projetai à l’intérieur. Toutefois, le résultat fut loin de ce que j’espérais. J’étais plongé dans le noir, avec l’impression pénible d’être un aveugle enfermé dans une boîte hermétique, qui se débattait pour trouver une issue. Aucun son, aucune image ne me parvenait et, au bout d’un temps très court, je me sentis comme asphyxié. Pressé par l’angoisse, je n’eus d’autre choix que de m’extirper de la dépouille.
Mais je ne pouvais me résoudre à déposer les armes aussi facilement. Il me fallait essayer encore.
Cette fois-ci, je tournai longuement autour de la momie pour l’étudier avec soin, je visualisai chacune de ses parties, tel un machiniste penché au-dessus d’un moteur pour analyser son fonctionnement. Puis je réitérai ma tentative de me glisser dedans, m’insinuant avec une infinie précaution au cœur de ses rouages. Au fil des secondes, de petites lueurs multicolores apparurent. Je concentrai mes efforts. Les paupières s’ouvrirent. Je pus alors distinguer le canapé devant moi et, en pivotant la tête vers la gauche, le bureau de James. Je réussis à manœuvrer les doigts d’une main, le poignet, et enfin tout le bras.
Aussitôt, j’entrepris de me lever, mais dès que je voulus faire un pas, je m’affalai sur le tapis. Le corps de Flaxman était plus fort, plus massif que le mien, et c’était comme si j’avais passé un costume trop large.
Me cramponnant à l’accoudoir, je me hissai debout tant bien que mal. J’avançai le pied gauche, puis le droit. L’équilibre était précaire, les mouvements désordonnés, mais j’arrivai sans encombre jusqu’au canapé.
Durant près d’une demi-heure, j’arpentai ainsi le salon, agitant les bras d’avant en arrière, étirant le cou dans toutes les directions. Les gestes demeuraient gauches et empruntés, les membres – les jambes surtout – me paraissaient avoir été fabriqués dans une matière caoutchouteuse, mais je gouvernais à ma guise ce corps qui n’était pas le mien.
Le seul accroc résidait dans mon aptitude à m’exprimer. Lorsque je risquai une première fois quelques mots, il ne sortit de ma bouche qu’un grotesque gazouillis. Avec l’opération d’embaumement, les cordes vocales avaient perdu de leurs qualités vibratoires. En renouvelant l’exercice, je finis malgré tout par obtenir un résultat acceptable. La voix demeurait sourde, étouffée, légèrement voilée ; j’étais obligé d’articuler de manière outrée et d’espacer les mots, mais au moins les phrases étaient intelligibles.
Il restait à troquer les vêtements souillés de terre que portait la dépouille contre une tenue plus séante. Flaxman avait peu ou prou la même carrure que James, aussi je fouillai dans sa chambre et lui empruntai un pantalon, que j’enfilai avec le plus grand mal.
Je finissais de passer un chandail et une grosse veste en velours
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