Le Serpent de feu
l’intime conviction qu’il m’était impossible de m’y noyer. Malgré le côté effrayant qu’aurait dû revêtir la situation, le sentiment qui dominait en moi était un enthousiasme démesuré, plus encore que celui ressenti quelques minutes auparavant lorsque je flottais telle une plume au-dessus de Bloomsbury. J’étais persuadé d’avoir la maîtrise des événements, de pouvoir revenir en arrière quand bon me semblerait.
J’avais été arraché au présent et au passé, hors du temps et de l’espace. Malgré cela, je ne me trouvais pas dans un no man’s land dépeuplé. Des silhouettes confuses avaient commencé de jaillir autour de moi, se matérialisant à demi avant de se résorber aussi vite. L’ombre dans laquelle je baignais regorgeait de formes tantôt immondes, que le pinceau de Goya aurait été inapte à rendre dans toute leur ignominie, tantôt fascinantes de grâce, telles des sirènes égarées dans une mer de ténèbres opalescentes. Je ne faisais souvent qu’entrevoir le temps d’un éclair ces spectres abjects, ces larves crépusculaires, ces coques grossières et semi-conscientes ou ces essences spirituelles à la beauté magnifiée. C’étaient eux les véritables habitants de ce territoire, et, comme moi, ils étaient entraînés dans les impétueux courants fluidiques. Le spectacle qui se déroulait devant mes yeux dépassait en intensité tout ce que j’avais jamais entrevu. Mieux, j’étais à présent envahi par un fol espoir, celui d’être proche, si proche, de l’endroit où demeuraient Alice et les miens. J’allais bientôt pouvoir communiquer avec eux, d’une manière plus libre et plus directe qu’aucun médium ne serait jamais capable de le faire.
C’est alors qu’un changement subit se produisit dans mon humeur. Sans que j’en comprenne tout de suite la raison, je fus envahi par une frayeur incontrôlable. Pourtant, rien ne semblait différent. Je dérivais toujours dans le néant interstellaire.
Je pivotai en tous sens pour m’efforcer de deviner la nature de la menace qui pesait sur moi, mais je finis par réaliser que celle-ci n’était pas à chercher dans mon environnement immédiat. C’était mon corps, celui fait de chair et d’os, qui m’appelait à l’aide par-delà la frontière de la réalité. Si le fil d’argent m’unissant à mon vêtement terrestre n’était pas visible à l’œil nu, une liaison psychique n’en existait pas moins bel et bien avec lui, ténue mais suffisante pour percevoir le cri d’alarme qu’il venait de m’adresser.
Mais comment retrouver mon chemin ? À la peur s’ajouta un sentiment de panique devant l’épreuve qui m’attendait. Je m’étais aventuré très loin de mon point d’origine, et l’invisibilité de la chaîne sympathique qui me reliait à mon corps m’interdisait l’espoir de le rejoindre par cette entremise, tel Thésée guidé hors du Labyrinthe par son fil d’Ariane.
Mon assurance m’avait entièrement abandonné et, pour me garder de toutes ces formes repoussantes qui me terrorisaient désormais, les yeux embués par ce qui ressemblait à des larmes, je me mis à hurler.
Combien de temps mon errance dura-t-elle ? Une poignée de secondes ? Des semaines entières ? J’avais perdu la pleine notion de ce qui arrivait. Je me souviens seulement d’avoir éprouvé la sensation de perdre de la vitesse. Puis il me parut que les ténèbres se déchiraient, et mon être dématérialisé se retrouva flottant dans la lumière d’une aube blafarde.
Quelques instants plus tard, recouvrant peu à peu mes esprits, je survolai le toit de mon immeuble. Cependant, le répit fut de courte durée. Au moment de franchir le mur extérieur de ma chambre, une vision d’effroi m’assaillit : la couche sur laquelle mon enveloppe physique était censée reposer se trouvait vide. Absolument vide ! Seule son empreinte encore chaude se laissait deviner sur les draps. Quant aux habits que j’avais placés sur la chaise avant de commencer mon onction, ils avaient eux aussi disparu.
De même que la petite boîte en carton.
XVII
Dans la peau d’un homme traqué
D’après l’horloge murale, mon absence n’avait duré que quelques heures.
J’inspectai les autres pièces, il n’y avait personne. Dans la chambre de James, je trouvai son lit défait, mais son blouson d’aviateur ainsi que ma pelisse n’étaient plus suspendus au portemanteau.
Que s’était-il passé ? Qui m’avait
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