Le soleil d'Austerlitz
tabac.
— C’est-à-dire celle de la Révolution que nous voulons consolider, conclut-il.
Mais qui comprend son « système » ? Et ce mécanisme qu’il a mis en route dès le 18 Brumaire fonctionnera-t-il ? Acceptera-t-on cet Empire français dont il veut masquer, sous l’or du sacre et l’onction pontificale, l’origine révolutionnaire ?
Il a repris la route, atteint Mayence. Est-ce la fatigue ? Les traits de son visage se sont creusés. Il apprend que l’Angleterre a saisi sans déclaration de guerre, des navires espagnols, et que, à Calmar, en Suède, les frères de Louis XVI ont du fond de leur exil condamné une nouvelle fois l’Usurpateur.
Moi, voué à l’enfer, malgré tous les Te Deum auxquels j’assiste, malgré les bénédictions des évêques que je reçois dans chaque ville depuis le Concordat !
Moi, que l’on n’accepte pas, contre lequel des rois se liguent !
Il regarde avec une moue de mépris les princes allemands qui l’entourent, dans la grande salle illuminée du palais de l’Électeur. Il ne répond pas à leurs questions sur ses intentions. Il dit simplement :
— Il n’y a plus rien à faire en Europe depuis deux cents ans. Ce n’est que dans l’Orient que l’on peut travailler en grand.
Il fait une grimace, comme pour les convaincre qu’il prononce ces mots afin de leur masquer ses projets.
Mais, en s’éloignant, il pense à l’Égypte, à cette route qu’il avait voulue et rêvé d’ouvrir vers l’Inde, comme Alexandre.
Mais peut-être Charlemagne pensait-il déjà à ce conquérant-là ?
Le lendemain, dimanche 30 septembre 1804, il ordonne qu’on rassemble, hors les murs de Mayence, les quatre régiments de cavalerie de la garnison. Il fait déjà frais, mais il aime ce vent chargé de pluie qui fouette le visage. Et, durant plusieurs heures, il fait manoeuvres comme un simple général, les régiments, lançant les ordres d’une voix claire.
Ici, sur le champ de manoeuvres comme sur un champ de bataille, les actes portent en eux les réponses aux questions que l’on se pose.
En avant, il n’y a pas d’autre loi, en avant pour vaincre.
Il reprend la route.
Frankenthal, Kaiserlautern, Simmern, Trèves, Luxembourg, Stenay : il traverse ces villes, y reçoit l’hommage des autorités, passe les troupes en revue, examine les fortifications puis, enfin, il roule sur la route de Paris.
Il arrive au château de Saint-Cloud, peu après onze heures, le vendredi 12 octobre 1804.
29.
Cela fait plus de deux mois que Napoléon a quitté Saint-Cloud. Il lui semble, en parcourant les galeries, qu’il est rentré dans le château de la Belle au bois dormant ! Il s’emporte. Que font les aides de camp ? Il houspille Constant et Roustam pour qu’on lui apporte un uniforme et qu’il quitte cette tenue pleine de la poussière du voyage. On le servira ici, dans son cabinet de travail. Il déjeunera de deux oeufs au miroir, d’un morceau de parmesan et d’un verre de chambertin.
Il avale à la hâte les oeufs. Croit-on que l’on gouverne en paressant ? Il a souvent le sentiment qu’il est le ressort unique de ce gouvernement, de ce pouvoir.
Il s’indigne à la lecture des premières dépêches. Comment ? ! Pie VII n’a pas encore envoyé une réponse officielle à l’invitation qu’on lui a adressée ? ! Le pape ne se mettra donc pas en route avant la fin du mois, et le sacre ne pourra avoir lieu pour l’anniversaire du 18 Brumaire ! Qu’on presse le souverain pontife. Le temps manque toujours, il faut le dévorer avant qu’il vous dévore. Il faut agir comme si l’ennemi allait fondre sur vous.
Il lit rapidement les rapports de Fouché et des espions de police. De son ton sarcastique, Fouché rapporte les activités du chargé d’affaires anglais à Hambourg, un certain Rumbold, qui reçoit les émigrés, entretient un réseau royaliste, paie les uns et les autres. Et l’on tolère cela ! Il suffit d’enlever Rumbold, de le transporter à Paris, de le faire parler. Il livrera ses agents. Ces hommes-là ne sont pas courageux, et nous sommes en guerre. Il faut agir sur les Russes, sur ce tsar qui se rapproche de l’Angleterre et dont Londres paie les conseillers et l’entourage. Qu’attend-on pour intervenir ?
Voici Fouché qui me questionne comme si je rentrais d’un voyage d’agrément !
Fouché écoute avec son air un peu dédaigneux et supérieur.
Il n’est pas favorable, dit-il, à une action brutale contre Rumbold,
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