Le soleil d'Austerlitz
ces villes qu’il a conquises déjà, à ces cinquante batailles qu’il a livrées.
Où le conduira sa destinée ?
« Je manoeuvre aujourd’hui contre l’armée russe, dicte-t-il pour son frère Joseph et, dans cette circonstance, j’ai été peu content de Bernadotte. »
Il faut bien que Joseph sache que Bernadotte, son beau-frère, n’est pas le maréchal sans tache qu’il imagine.
« Bernadotte m’a fait perdre un jour, et d’un jour dépend le destin du monde. »
Il me semble souvent que je suis le seul à comprendre, à sentir cela. Les autres, même les meilleurs, prennent leur temps, imaginent que l’avenir est entre leurs mains. Je serai le seul à pouvoir croire cela. Et je ne le crois pas. Tout demeure incertain. L’avenir est comme la guerre .
« Tout peut changer d’un instant à l’autre ; un bataillon décide d’une journée. »
Il refuse de recevoir le prince Giulay, envoyé de l’empereur d’Autriche, qui vient proposer un armistice de quinze jours.
Que croient donc les Autrichiens ? Que je peux être dupe de cette feinte ? Quinze jours ! Le délai nécessaire pour que les troupes de Koutousov se mettent en place et que des renforts leur arrivent. Pourquoi donnerais-je du temps « alors que la perte du temps est irréparable à la guerre et que les opérations se manquent par les retards » ?
Giulay est déçu, explique le chambellan, le comte Thiard. Giulay s’est laissé aller à des confidences, continue Thiard. Le chambellan hésite à poursuivre. Napoléon l’y encourage. Thiard explique que Giulay s’est étonné que l’Empereur, qui n’a pas d’enfant, ne divorce pas. Pourquoi ne songerait-il pas à épouser l’archiduchesse d’Autriche, la fille de l’Empereur, Marie-Louise ? Ce mariage pourrait se conclure, a assuré Giulay.
Napoléon s’est approché de la cheminée. Il tend ses mains au-dessus des flammes.
Ce serait l’alliance entre les deux Maisons, comme le souhaite Talleyrand, comme elle fut de mise sous la monarchie. Louis XVI avait épousé Marie-Antoinette. Suis-je parvenu à ce point de mon destin ? Faut-il que je reprenne l’histoire où elle fut arrêtée ?
Napoléon se retourne vers Thiard :
— Cela ne se peut pas, dit-il.
Il marche à grands pas dans la vaste pièce, s’arrête souvent devant la fenêtre. Le neige s’est remise à tomber à gros flocons.
— Les archiduchesses ont toujours été fatales à la France, continue Napoléon. Le nom autrichien a toujours déplu et Marie-Antoinette n’a pas contribué à diminuer cet éloignement.
Il se place à nouveau devant la cheminée.
— Son souvenir est trop récent, dit-il.
Quand il entre dans le parc du château de Schönbrunn, à la fin de l’après-midi du 13 novembre 1805, il marche longuement, seul, dans les allées du jardin à la française.
Vienne est là-bas, à moins d’une demi-heure de route, et déjà les troupes de Bernadotte et du général Clarke y ont pénétré sans rencontrer de résistance, la capitale de l’Empire ayant été déclarée ville ouverte.
Napoléon s’arrête devant plusieurs des trente-deux statues de marbre disposées au milieu des parterres que la neige recouvre. L’eau du grand bassin est gelée. Les statues de Neptune, des chevaux marins et des tritons sont recouvertes d’une couche de glace.
En remontant la grande allée, il se dirige vers un obélisque, découvre des ruines romaines. Les quatre chasseurs de l’escorte qui ont mission de le suivre chaque fois qu’il quitte la berline se tiennent en arrière, à plusieurs pas.
Il se trouve au sommet d’une sorte de colline à laquelle on accède par un portique. De là on domine tout le paysage, et au loin il aperçoit, dans la brume sombre, Vienne.
Autrefois, quand il commandait l’armée d’Italie, il avait rêvé de parvenir jusqu’ici. Et voici que, par des routes inattendues, sa vie l’a mené là, à Schönbrunn, dans le Versailles des Habsbourg. Et un des proches de l’Empereur d’Autriche vient de lui proposer d’épouser, comme un Capet, l’archiduchesse.
Qui eût imaginé cela ?
Et pourquoi, après tout, ce mariage serait-il impossible ? Sa vie n’est-elle pas une suite d’événements incroyables et qui pourtant ont eu lieu ?
N’est-il pas l’Empereur ?
Il s’installe dans l’une des grandes chambres du château et, par la fenêtre, il observe la Garde impériale qui prend ses cantonnements. Il donne l’ordre aux grenadiers de
Weitere Kostenlose Bücher