Le soleil d'Austerlitz
rivage.
Ils poussent des vivats, et les aides de camp, restés à terre, le regardent avec une sorte d’admiration craintive.
Il faut qu’il soit cet homme-là, qui étonne, qui donne l’exemple, défie la mort. Plus tard dans la nuit, il dicte à nouveau pour Cambacérès quelques lignes : « J’ai passé toute la journée au port, en bateau et à cheval. C’est vous dire que j’ai été constamment mouillé. Dans la saison actuelle, on ne ferait plus rien si l’on n’affrontait pas l’eau ; heureusement que, pour mon compte, cela me réussit parfaitement et je ne me suis jamais si bien porté. »
Les autres sont malades. Ainsi ce préfet du Palais, M. de Rémusat, venu à Boulogne et qui n’a pas supporté l’humidité du temps. Comment ces hommes se laissent-ils ainsi terrasser ?
Il fait entrer dans le salon du château de Pont-de-Briques Mme de Rémusat, qui s’est rendue au chevet de son mari. Il compatit. Se souvient-elle de leur conversation sur la tragédie, Cinna ?
— Ici, dit-il, je ne me suis jamais si bien porté. La mer est horrible, et la pluie ne cesse de tomber, mais…
Il change de ton, déclame :
Je suis maître de moi comme de l’univers
Je le suis, je veux l’être…
Cinna , n’est-ce pas ?
Il veut la voir, puisqu’elle est au camp de Boulogne. Il la convie dans sa baraque. Il aime la retrouver, après ses chevauchées, ses sorties en mer. Il se confie. Il la sent fascinée. Il raconte ses campagnes. Elle n’a que vingt-deux ans.
— Le temps que j’ai passé en Égypte, dit-il, a été le plus beau de ma vie, car il a été le plus idéal…
Elle l’écoute, conteste parfois ses idées.
— Le style ne me frappe guère, dit-il, je ne suis sensible qu’à la force de la pensée. J’aime la poésie d’Ossian, parce que j’aime les vents et les vagues.
Il s’approche d’elle. N’a-t-elle pas, comme lui, la passion de la vie ?
Naturellement, Joséphine est jalouse, mais, après tout, n’est-ce pas son tour ? N’est-ce pas le mouvement naturel de la vie, qui fait se renverser les choses dans une révolution perpétuelle comme dans la mécanique céleste, chère à Laplace ? Il relit cette lettre que lui adresse Joséphine : « Voilà mon désir, mes voeux qui se réduisent tous à te plaire et à te rendre heureux. Oui, ma volonté est aussi de te plaire, de t’aimer ou plutôt de t’adorer. »
Jadis, d’Italie, c’était lui qui écrivait cette sorte de lettre.
Il revoit Joséphine et Mme de Rémusat côte à côte dans la salle des Tuileries où, le 15 janvier 1804, Joséphine donne ce qu’elle appelle un « petit bal ».
Il sourit à l’une et à l’autre mais refuse de danser, parlant avec Portalis, Lebrun, Girardin.
Il peut en quelques phrases les faire changer d’avis. Il les bouscule comme un bataillon de jeunes recrues. Ils ne sont pas de taille. Portalis défend la liberté de la presse ? Elle rétablirait bien vite l’anarchie, affirme Napoléon.
— Si les journaux pouvaient tout dire, Portalis, ne diraient-ils pas que Portalis a été un bourbonien dont je dois me méfier ? Qu’il a été favorable à leur cause en telle ou telle circonstance ?
Portalis toussote, baisse les yeux.
— Mais tout est oublié, mon cher Portalis.
Il fait quelques pas, regarde les couples danser. Ici se côtoient l’ancien et le nouveau, l’aristocrate et celui qui fut régicide. Cambacérès est à côté de M. de Rémusat.
— Dans ce pays, poursuit Napoléon, les éléments d’anarchie sont encore existants. Le nombre de gens qui n’ont rien est augmenté de ceux qui ont eu beaucoup. Il n’existe pas dans le clergé, dans le civil, dans le militaire, dans les finances, un seul emploi qui n’ait deux titulaires, l’ancien et le nouveau. Voyez que de ferments de révolution tout cela provoque !
Il fait quelques pas, salue d’un nouveau sourire Mme de Rémusat.
C’est pour cela, explique-t-il, qu’il a établi le livret ouvrier, pour contenir ces ferments, pour que le patron sache tout de celui qu’il emploie, qu’il en soit le chef.
— Mais les partis complotent, reprend-il. Ils savent que, moi vivant, aucune tentative ne peut réussir.
Il prise, puis croise les mains derrière le dos.
— Le but de leurs complots, c’est moi, dit-il. Moi seul. Bourboniens, terroristes, tous s’unissent pour me poignarder.
Des yeux, il fait le tour de la salle, et ajoute tout en se dirigeant vers Cambacérès :
— J’ai pour me
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