Le soleil d'Austerlitz
reçoit.
Mme de Rémusat, l’une de ses dames de compagnie, l’a sans doute entendu. « Cinna ? » , murmure-t-elle.
Elle est belle, vêtue de taffetas rouge et bleu. Il a envie de parler. Il dit : « La tragédie doit être placée encore plus haut que l’histoire, elle échauffe l’âme, élève le coeur. La tragédie peut et doit créer des héros… »
Il ne répond pas à Cambacérès, qui lui parle de la Grande Armée, de la peur qu’elle inspire à l’Angleterre.
Il récite :
Si tel est le destin des grandeurs souveraines
Que leurs plus grands bienfaits n’attirent que des haines
Pour elles rien n’est sûr ; qui peut tout droit tout craindre
Quoi ! Tu veux qu’on t’épargne et n’as rien épargné !
Il fixe Mme de Rémusat.
— Il n’y a pas si longtemps que je me suis expliqué le dénouement de Cinna , dit-il. La clémence est une si pauvre et petite vertu, quand elle n’est point appuyée sur la politique, que celle d’Auguste devenu tout à coup un prince débonnaire ne me paraissait pas digne de terminer cette belle tragédie. Mais une fois, l’acteur Monvel, en jouant devant moi, prononça « Soyons amis, Cinna », d’un ton si habile et si rusé que j’ai compris que cette action n’était que la feinte d’un tyran, et j’ai approuvé comme calcul ce qui me semblait puéril comme sentiment.
Il s’éloigne de quelques pas, regarde l’un après l’autre les invités de Joséphine, puis, fixant cette dernière, il ajoute :
— Il faut toujours dire ces vers de manière que de tous ceux qui l’écoutent, il n’y ait que Cinna de trompé.
Il quitte le salon.
Ce soir, il a décidé de se rendre seul au Théâtre-Français, où Talma interprète Cinna en compagnie de Mlle George.
21.
Napoléon est assis sur le tapis, devant la cheminée. Il a le regard perdu dans le feu qui crépite. Il ne regarde pas Mlle George, qui s’est installée près de lui et qui tourne le dos au foyer. Elle a enveloppé son corps nu d’un grand châle de soie jaune.
C’est le milieu de la nuit.
Il est partagé entre la rancoeur et la fureur. Il se répète ce qu’il a dit à Joséphine avant de gagner ses appartements privés, où il sait que Georgina l’attend : « Il faudra que je m’isole de tout le monde, que je ne compte que sur moi seul. »
C’est ce qu’il pense depuis toujours, depuis le collège d’Autun, lorsque son père l’a laissé seul, depuis l’école de Brienne, lorsqu’il était en butte aux moqueries de ses camarades. Depuis toujours, donc. Il ne devrait pas être surpris. Et cependant il voudrait autre chose. Parce qu’il continue de croire que les siens, sa famille, ceux pour lesquels il a tant fait, devraient l’aider, comprendre ce qu’il veut, se soumettre eux aussi, comme il le fait lui-même, à la grande loi supérieure du destin et de l’ambition. Mais c’est chaque fois la déception.
Il répète : Mme Jouberthon ! Mlle Paterson !
Georgina se rapproche, lui effleure l’épaule, mais elle cesse aussitôt. Il ne supporte même pas son contact. Seul. Voilà ce qu’il est.
Mme Jouberthon, une femme divorcée, veuve d’un agent de change, femme légère, dit-on, et qui est devenue, parce qu’elle a épousé Lucien, une Mme Bonaparte !
Mlle Paterson, une jeune Américaine de Baltimore, dont le représentant de la France aux États-Unis a annoncé que Jérôme Bonaparte, qui a abandonné le navire, s’est follement épris et compte l’épouser sous peu !
Belle, grande famille Bonaparte ! Il avait d’autres desseins, d’autres rêves pour ses frères.
Eh bien, il sera seul, il conduira seul sa destinée, sans aide, puisqu’on se refuse, dans sa famille, à soutenir ses projets. Espère-t-il, Lucien, qu’un enfant de Mme Jouberthon sera un jour son successeur ? Et Jérôme, qui n’a pas vingt ans, peut-on lui confier une fonction, alors qu’il va être le mari d’une demoiselle Paterson ? ! de Baltimore ? !
Mais ne comprennent-ils donc pas que pour se faire accepter tel que l’on est, surgis de la Révolution, par ceux qui règnent, il faut au moins donner le change ? !
Joséphine n’était pas vierge, non, mais elle était une Tascher de La Pagerie de Beauharnais ! Et son époux, général, avait été guillotiné !
J’avais compris cela.
Il est presque roi, et ses frères ne l’ont pas saisi !
Comment fonder une dynastie avec de telles résistances, de tels aveuglements parmi les siens ? ! Pauline, heureusement, n’a
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