Le souffle du jasmin
privé d'étendard depuis la mort de Saad
Zaghloul, humilié depuis des années par l'occupation anglaise et des
compromissions sans fin du pouvoir, ce mariage
symbolisait la renaissance et l’espérance.
Personne n’ aurait pu
imaginer alors que cet espoir avait commencé de poindre cinq jours p lus tôt, quelque part dans le
désert, à Mankabad, petit village incrusté dans un paysage dése rtique, décor d'étangs
et de canaux
situé à quelques kilo mètres d'Assiout et de Beni-Morr,
au pied du G abal el-Cherif.
Cinq hommes se trouvaient
alors réunis autour d’un feu de
camp.
On entendait cliqueter des gamelles et des
écuelles au contenu plus que modeste : du foul, des lentilles, des oignons, quelques châtaignes. Deux grandes
bonbonnes de thé chauf faient doucement dans les braises que
l'un ou l’autre des mili taires alimentait de broussailles sèches.
L 'un des hommes était le lieutenant Gamal Abdel Nasser curieusement surnommé
« Jimmy ». Un autre, au visage étran gement lisse et impassible presque
angélique, était le lieutenant d'infanterie Zakaria Mohieddine. À ses côtés se
tenait son frère, Khaled. Le quatrième était le sous-lieutenant chargé des transmissions, Anouar el-Sadate ;
le dernier s’appelait Abdel Hakim Amer, « Robinson » pour les amis en raison de sa passion des récits de voyages.
Ils s'étaient réunis ce
soir-là, le 15 janvier 1938, pour fêter l’ann iversaire de Gamal. L’ambiance était quelque peu m orose. Le fait d'être
commandé et entraîné par des officiers formés par les Britanniques était vécu
comme une injure, d’autant que ceux-ci se montraient à la fois arrogant à
l’égard subordonnés et serviles devant
les membres de la mission militaire anglaise. Le
pire de tous s appelait
Mahmoud Seif et se prenait pour le sultan Abd el-Hamid. Gamal et ses compagnons l'avaient surnommé le
« Sultan rouge »
Les puissants ignorent la rapidité de jugement de ceux qu'ils croient dominer : ayant
avalé plus de couleuvres que le monde n’en produit
depuis la création, ils
savent vite distinguer le vrai chef du minable galonné. Et les révolutions nom souvent d’autre objet que de rétablir les vraies hiérarchies.
— Un peu
d'oie rôtie, Excellence, dit Zakaria Mohieddine, en retirant du feu une des
gamelles de foul, ou bien vous préféreriez un blanc de poulet à la circassienne.
Une crise
de fou rire parcourut le cercle.
– Puis-je
servir le vin ? demanda un autre caporal, s’emparant de l'une des
bonbonnes de thé.
On fit
passer le pain, des pains ronds de blé noir, le pain du peuple, esh baladi .
Gamal,
lui, ne riait pas. Il semblait ailleurs.
Des
chacals hurlèrent dans le lointain.
Le repas
s'acheva. Il ne restait plus une seule fève ni un grain de lentille dans les
écuelles, jetées pêle-mêle dans un grand sac.
Gamal
n'avait toujours rien dit. À la fin, son silence devenait tonitruant : on
n'entendait que lui, le silence de cet homme que tout le monde respectait.
On passa
des segments de canne à sucre en guise de dessert. Ils s'épluchaient avec un
couteau ; la fibre apparaissait alors juteuse et, miracle, toujours
fraîche.
À la fin, chacun devina que Gamal allait parler. À la lumière des flammes, le visage s 'anima.
– Les Anglais sont
responsables de tous nos malheurs, asséna -t -il.
Ce n'était pas une révélation, mais, prononcés par Nasser, ces mots
revêtaient le poids d'une prophétie. Ils résumaient la situation au-delà des
analyses subtiles et des considérations savantes. Si les Anglais n'avaient pas
occupé le pays, les jeux du pouvoir eussent été légitimes et non corrompus.
– Mes frères, reprit-il, saisissons l'occasion de cette
rencontre : créons quelque chose de solide. Faisons le serment de rester
fidèles à l'amitié qui nous rassemble. Grâce à cette union,
nous triompherons de tous les obstacles.
Tous acquiescèrent avec ferveur.
Cela s'était passé le 15 janvier 1938,
près de Mankabad, dans un paysage désertique, à quelques kilomètres d’Assiout et de B eni-Morr, au pied du Gabal
el-Cherif…
*
Paris, 12 mars 1938
Depuis l'assassinat de Paul Doumer, survenu le 10 mai 1932, la France
avait un nouveau président de la république en la personne d'Albert Lebrun.
Quant à Léon Blum, après une brève éclipse, il avait réintégré ses fonctions de
président du Conseil.
Jean-François, lui, comme il s'y était engagé à Bagdad devant
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