Le souffle du jasmin
vue.
Kuwatli, lui, autrement moins diplomate, ne s'embarrassait guère de
détours. Il suffisait d'observer son parcours pour en avoir la preuve. Dans sa
jeunesse, il avait rejoint le parti El-Fatat, un mouvement politique
d'opposition à l'Empire ottoman, et avait été très vite placé sous les verrous
pour ses activités jugées subversives par les autorités turques. Libéré après
la fin de la Première Guerre mondiale, il était entré dans le gouvernement du
roi Fayçal au côté de son ami El-Atassi. Quand le mandat français fut proclamé,
en juillet 1920, la tête d'El-Kuwatli fut mise à prix, et il fut forcé de fuir
en Égypte, puis en Suisse, où – décidément indomptable – il avait fondé une
organisation avec d'autres nationalistes : le Comité syro-palestinien.
Il saisit le narguilé que lui tendait un serviteur, exhala une bouffée
et apostropha Jean-François.
– Connaissez-vous ce vieux proverbe arabe, monsieur Levent ?
« Dieu aima les oiseaux, alors il inventa les arbres. L'homme aima les
oiseaux, alors il inventa la cage. » Vous me comprenez, n'est-ce
pas ?
Le Français sourit. Il avait parfaitement saisi la métaphore.
El-Kuwatli enchaîna sur un ton suave :
– Alors ? Pourquoi n'ouvrez-vous pas la porte ? Mon pays
n'aspire qu'à s'envoler, savez-vous ?
– Je vais vous surprendre. La France n'y est pas opposée.
– Alors, pourquoi le traité n'a-t-il toujours pas été signé ? La
question avait été posée par le président El-Atassi et reprise par le docteur
Shahbandar.
– Pour une raison très simple, messieurs. La guerre est à nos portes et
le gouvernement craint que le moment
ne soit pas propice.
– La guerre ? Mais, pas plus tard qu’avant-hier, à
Munich, votre pays et l'Angleterre n'ont-ils pas signé un accord qui écarte
toute perspective d'affrontement avec l'Allemagne ?
– C'est un leurre, Votre Excellence. Un triste leurre. Nos
émissaires, Daladier et Chamberlain, se sont – pardonnez-moi cette trivialité – déculottés honteusement devant Hitler. Nous avons cédé
la malheureuse Tchécoslovaquie sur un plateau en échange de quelques mois,
voire quelques semaines d'un semblant de paix. Demain, vous verrez que le Reich
exigera qu'on lui serve un autre plat.
– Alors, ce sera la guerre ; une guerre
mondiale ! Hitler n'est pas fou à ce point !
– Je
sais seulement que son ambition est une évidence.
– Dans ce cas, s'étonna le docteur Shahbandar, pourquoi
avoir signé ces accords ?
Jean-François leva les mains et les laissa retomber avec
une expression résignée.
– Sans doute parce que nous sommes ou des lâches, ou des
aveugles. Je veux croire à la seconde hypothèse lorsque je lis que l'émissaire
anglais, Neville Chamberlain, a déclaré à sa descente d'avion : « Le
Führer est un homme sur qui l'on peut compter lorsqu'il a engagé sa
parole. » Churchill, lui, a fait preuve d'un esprit bien plus visionnaire
en s'écriant : « Ils ont accepté le déshonneur pour avoir la paix.
Ils auront le déshonneur et la guerre. »
Il y eut un long silence ponctué par les glouglous de
l'eau tiède dans le verre du narguilé.
– En conclusion, intervint Shukri el-Kuwatli, il ne sert
à rien de nous bercer d'illusions : vous ne nous accorderez pas
l’indépendance, alors que vous vous y étiez engagés.
– Je vous l'ai dit, le risque serait trop grand de voir
votre pays et le Liban tomber entre les mains de l'Allemagne.
– Et vos amis anglais resteront donc en Irak et
Palestine.
– Je le crains, en effet.
Les fenêtres étaient entrouvertes, et dans leur cadre
venaient d'apparaître les premières étoiles.
– Nous avons aussi une autre épine enfoncée dans le
cœur, reprit le président, désabusé. Vous voyez de quoi je veux parler,
n’est-ce pas ?
– Du sandjak [94] d'Alexandrette [95] .
– Parfaitement.
– Votre haut-commissaire m'a laissé entendre qu'en cas
de guerre, afin de ménager la Turquie, vous auriez l'intention de lui céder
cette partie de notre territoire. Pourtant, vous savez parfaitement que depuis
plus de six cents ans cette région est intégrée dans notre chair.
– Oui. Mais des Turcs y vivent aussi.
– Un tiers ! Un tiers uniquement ! Vous auriez
même l'intention de débaptiser le sandjak pour l'affubler du nom ridicule de
République du Hatay !
– Je...
– Voulez-vous que je vous dise, monsieur Levent ?
coupa El-Kuwatli. Avec tout le respect que je vous dois,
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