Le souffle du jasmin
plat principal. Du frikeh , de l'agneau accompagné de blé vert et de pignons.
– J'imagine que vous ne buvez pas de
vin ? demanda Jean-François.
– Cela m’arrive, figurez-vous.
N'ai-je pas vécu en France ? Mais je préfère un verre de laban [49] .
– Dans ce cas, je vous accompagne.
Ainsi je garderai les idées claires. Je me suis laissé dire que le vin du
Hauran cognait.
– Ne craignez rien. Je peux être
lucide pour deux.
Elle lui
décocha un regard espiègle qu'il prit pour de la moquerie.
Il
rétorqua :
– Rassurez-vous, je perds rarement
la tête.
Le sourire
de Dounia se transforma en un rire franc.
– Je vous taquinais ! Il est
agréable, parfois, de laisser sa tête ailleurs. L'essentiel est d'être capable
de la retrouver.
– C'est vrai. Le problème ne s'est
posé pour moi qu'une seule fois. J'étais fou amoureux.
– Et ?
– Une histoire impossible. Elle
avait huit ans. Moi, douze.
– Dommage. C'est l'âge ou l'on croit
que tout est encore envisageable. Après on se méfie. On jauge.
– Alors je n'ai pas dû grandir. Et
vous ?
– Moi ?
– Avez-vous grandi ?
– Si votre question
sous-entend : « Avez-vous aimé, ou êtes-vous toujours capable
d'aimer ? » la réponse est oui deux fois. Cependant, j'y glisse un
bémol. Je ne veux plus vivre d'histoire médiocre. Je préfère de loin un amour
bref, mais qui serait beau au sens esthétique du terme, que de me faner dans
une relation passable uniquement parce qu’elle m'apporterait quelques
assurances ou une forme de sécurité.
– « Une forme de
sécurité. » Vous parlez de mariage ?
– Oui. Une tradition absurde et inepte. Contraindre deux êtres à passer toute une vie sous
le même toit, dans le même lit et à la
même table est proche de l'hérésie.
– C'est bien la première fois que j’ entends pareils
propos dans la bouche d'une femme. Généralement, ce sont les hommes qui
les profèrent !
– Encore un lieu commun. C'est comme
pour le désir. Oui, répéta-t-elle, le désir. Une femme bien élevée ne devrait
pas en éprouver. Les hommes si. Quelle idée saugrenue !
Il ne sut
quoi répliquer tant il était pris de court.
– Vous êtes certainement la femme la
plus surprenante que j'aie rencontrée, dit-il enfin, en la fixant.
Elle
soutint son regard. Il eut la certitude qu'elle essayait de lui dire quelque
chose. Comme si elle cherchait à lui transmettre un message. Presque à son
insu, il avança sa main vers celle de Dounia et la frôla du bout des doigts. La
peau était chaude. Elle continua de le fixer, pensive. Puis lointaine.
Brusquement,
elle retira sa main, se rejeta en arrière et demanda :
– Êtes-vous parvenu à recueillir
quelques informations sur le fils de Nidal ?
Déstabilisé,
il mit quelques secondes avant de répondre :
– J'ai parlé au général Gouraud. Il
m'a promis qu'il essaierait de savoir ce qui lui est arrivé.
– Merci. Mon frère est très affecté
par cette tragédie. Je crois qu'il préférerait savoir mon neveu mort plutôt que
d'être torturé par le doute. Avez-vous eu l'occasion de faire la connaissance
de son épouse, Salma ?
– Je l'ai vue deux ou trois fois.
Elle m'a fait l'effet d’une femme courageuse. Mais on sent bien que la
souffrance est là.
– Comment pourrait-il en être
autrement ? Il s'agit de leur fils unique. Il n'existe pas de pire
malédiction pour des parents que d'enterrer leur enfant.
– Attendez ! Rien ne dit que
Chams soit mort.
– Oui, oui... vous avez raison. Il
faut garder l'espoir.
Elle
glissa les doigts dans ses cheveux dans un geste nerveux.
– Toutes ces atrocités. Pour
qui ? Pourquoi ? Les Turcs ont occupé mon pays pendant deux siècles,
aujourd'hui ce sont les
Anglais, demain ce sera Dieu sait qui ! Et ici, regardez ce qui se passe.
Hier, j'ai aperçu de ma fenêtre un convoi anglais sans doute en route pour le
port de Lattaquié. Venant en sens inverse, des soldats français montaient vers
le nord. Pendant ce temps, les troupes de Fayçal observent le va-et-vient,
consternées, et se demandent à quel moment vous, les Français, allez leur
tomber dessus. Et les Syriens impliqués dans toute cette affaire ?
N'est-ce pas hallucinant ?
Elle
inspira et reprit :
– Je suis convaincu que si Noé avait
eu le don de lire dans l'avenir, nul doute qu'il se fut sabordé.
La boutade
ne le fît pas rire tant elle était lourde de sens.
– Vous avez parlé des Syriens.
Justement. Je suis
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