Le souffle du jasmin
que le général concluait :
– Voilà. Je vous ai tout dit.
– Une affaire bien complexe,
n'est-ce pas ? nota Robert de Caix.
– Complexe et surtout dangereuse,
surenchérit Jean-François.
Il prit de
sa poche un paquet de cigarettes, en offrit une au général Gouraud qui la saisit
de sa main gauche. Non qu'il fut gaucher, mais son bras droit était resté sur
le bateau-hôpital qui le ramenait des Dardanelles alors qu'il commandait le
corps expéditionnaire français parti mourir là-bas sur une fausse bonne idée de
Winston Churchill [46] . Touché
par un obus, le membre du général avait dû être amputé. Toutefois, les dieux de
la guerre sont connus pour leur générosité : Raymond Poincaré [47] en
personne était venu décorer Gouraud de la médaille militaire sur son lit
d'hôpital.
Levent
tira une bouffée, puis :
– Résumons. Au terme d'un bras de
fer entre Clemenceau et Lloyd George, le
Premier ministre de Sa Majesté, l'Angleterre s'est
enfin résignée à nous remettre le contrôle de la Syrie, du Mont-Liban et de la
Cilicie. En échange de quoi nous avons accepté de renoncer au vilayet de
Mossoul.
– Exact. Mais il s'en est fallu de
peu. Certains dirigeants britanniques
commençaient à se demander s'il était vraiment sage
de tenir les promesses faites à la France dans le cadre de l'accord
Sykes-Picot. Pour Lloyd George, ce traité se révélait
« inapplicable », voire obsolète, vu que la Grande-Bretagne avait
fourni le plus gros de l'effort de conquête. Ces messieurs estimaient que les
forces françaises n'étaient finalement intervenues que marginalement dans la
« révolte arabe ». En réalité, nos amis anglais, fidèles à leur
habitude, cherchaient à nous doubler pour consolider leur emprise sur le Moyen-Orient.
– Vous les connaissez, crut bon de
préciser Robert de Caix. Ils font exprès d'être anglais.
– À présent, où en
sommes-nous ? reprit Gouraud. Premier point : nous avons quasi achevé
la relève des Britanniques au Liban et, ici, sur le littoral syrien. Dans
quelques semaines, nos troupes occuperont toute la région. Deuxième
point : l'émir Fayçal se considère toujours comme le roi de Syrie et du
Liban. Troisième point, c'est peut-être le plus ennuyeux : les
nationalistes radicaux, rendus furieux par notre arrivée, n'aspirent qu'à nous
mettre à la porte.
– Vous avez parfaitement résumé la
situation.
– Savez-vous où se trouve l'émir
actuellement ?
– En France, répondit Robert de
Caix, où il a été emmené par le capitaine Lawrence pour tenter de négocier avec
Clemenceau. C'est d'ailleurs moi qui me suis occupé de tout organiser.
Robert de
Caix fit une moue agacée avant de poursuivre :
– À bien y réfléchir, ce Lawrence a
fait preuve d'une incroyable légèreté. Promettre aux Arabes monts et
merveilles ! Fallait-il qu'il fut naïf !
– Peut-on lui jeter la pierre ?
objecta Jean-François. Il avait la bénédiction de ses supérieurs et,
indirectement, la nôtre. Après tout, nous avons laissé faire, n'est-ce
pas ?
– C'est exact, admit à contrecœur
Gouraud. Vous imaginez bien qu'il n'était pas question de nous opposer. C'eût
été suicidaire ! Ne le répétez pas, mon cher, mais la politique est
parfois, hélas, l'art d'arriver par n'importe quel moyen à une fin dont on ne
se vante pas.
– Ce n'est pas moi qui vous
contredirai mon général. À propos de Lawrence... je vais peut-être vous
étonner. À mon avis, son erreur la plus grave n’est sans doute pas celle que
l’on croit. Il en a commis une autre qui, tôt ou tard, aura des retombées
incalculables.
– Vous m'intriguez. De quoi
parlez-vous ?
– Il a misé sur le mauvais
personnage.
Gouraud
sourcilla.
– Expliquez-vous, Levent.
– Voyez-vous, il a toujours coexisté
deux visions stratégiques au sein de l'état-major britannique. L'une
revendiquée par un major du nom de St-John Philby, l'autre par le capitaine
Lawrence. Philby a défendu bec et ongles la fameuse route terrestre des Indes, si précieuse à l'Empire
britannique. Par conséquent, il n'a pas ménagé ses efforts pour que son pays
soutienne l'homme qui, actuellement, règne sur la région centrale de la
péninsule Arabique [48] :
l'émir Ibn Séoud. Inversement, Lawrence, lui, estimait que, hors la route maritime , point de salut. D'où son
acharnement à défendre Ibn Hussein, le chérif de La Mecque, maître du littoral
le long de la mer Rouge et...
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