Le souffle du jasmin
l'Égypte. Si nous
n'avions pas de champs, ou vos frères trouveraient-ils du
travail ? Répondez !
Une voix vociféra :
– Vous n'avez donc pas honte de vous
goberger alors que notre pays
souffre et que le peuple a faim !
Loutfi bey
répliqua, outré :
– Kalam fadi ! Des mots
vides ! Comme vient de vous le dire mon fils, ce sont des hommes comme moi qui participent à l'essor de
l'Égypte.
– Et pour nous ? s’écria le
meneur. Pour ceux qui luttent pour la liberté, que fais-tu ?
Taymour
avança d'un pas et fixa le jeune homme.
– Tu te trompes de cible. Ce sont
les autres que vous devriez combattre. Ceux qui oppriment notre pays. Pas des
gens comme mon père. Pas vos frères.
– Combattre ? Avec quelles
armes ? Les mains nues ?
– Saad Zaghloul est-il armé ?
Pourtant, regardez ce qu'il fait pour notre pays !
Une voix
ricana.
– C'est cela ! Le brave, notre
héros national. Voyez comme ils l'ont traité à Paris !
Mourad
intervint à son tour.
– Je ne suis pas égyptien, mais
palestinien. Vous, au moins, vous avez un héros. Humilié, peut-être, mais vous
en avez un. Alors que nous, pour l'instant, nous sommes orphelins. Alors, par
pitié, remerciez Allah de ses bienfaits.
Les jeunes
émeutiers se dévisagèrent. On les sentait d'un coup déstabilisés. La voix de
Loutfi bey s'éleva. Grave, presque solennelle.
– Écoutez-moi. Vous avez raison. Oui,
il est infamant que je continue à entretenir les filatures anglaises. À partir
de demain, je vous en fais le serment devant Dieu : plus une seule fibre
de coton égyptien ne partira pour Manchester.
Le silence
enveloppa le vestibule.
– Tu... tu es sérieux, père ?
s'informa Taymour, incrédule.
– C'est ta question qui ne l'est
pas.
Loutfi bey
toisa le groupe de jeunes gens.
– Allez ! Rentrez chez vous à
présent. Qu'Allah vous accompagne. Et souvenez-vous : jamais furieux ne
trouva chemin de son village.
Le dos
légèrement voûté, il se retira vers la salle à manger.
Mourad
chuchota à Taymour :
– Sois fier, mon ami. J'ai vu ce
soir un autre Zaghloul.
*
Bagdad, août 1920
Des coups
de feu montaient des ruelles avoisinantes.
Miss
Gertrude Bell, un crayon à la main, la tête penchée sur la carte de la région, étouffa
un juron. Ce vent de violence ne retomberait donc jamais ?
Depuis
quelques jours, la résistance à la présence anglaise connaissait une extension
sans précédent. Les signes annonciateurs d'un affrontement généralisé s 'étaient multipliés au cours des
dernières semaines pour finalement atteindre leur apogée lors de l 'attaque d 'une garnison britannique. La
conférence réunissant les puissances alliées à San Remo, en avril, fut certainement l 'un des éléments déclencheurs de
cette insurrection, car ses conclusions n'avaient fait que confirmer les craintes des ulémas des villes
saintes : le Moyen-Orient se voyait définitivement et officiellement divisé entre la France et la
Grande-Bretagne. L'Irak allait aux
Anglais. Dès l'annonce
de ce fait accompli, l 'évacuation
des forces britanniques et l 'indépendance
devinrent le cri de ralliement de tous opposants.
Inquiète de cette montée en puissance des
résistances, Gertrude Bell avait fait part de ces craintes au haut-commissaire,
sir Arnold Wilson : « Comment pouvons-nous nous entendre avec les
habitants des villes saintes chiites et leurs dirigeants, alors que nos
relations sont limitées à quelques personnalités qui nous sont majoritairement
hostiles ? » Son interrogation n'avait recueilli aucune réponse.
Jour après jour, les grandes mosquées de Bagdad
devenaient le lieu de ralliement des manifestations en faveur de
l’indépendance.
Gertrude ôta ses lunettes et se massa doucement le
sommet du nez. Elle se sentait épuisée. Elle alla jusqu'à la fenêtre qui
ouvrait sur la ville. Les coups de feu avaient cessé. Elle respira à pleins
poumons comme si elle avait voulu imprégner tous ses pores de cet Orient quelle
aimait passionnément. Pourtant, née une cinquantaine d'années plus tôt au cœur
l'Angleterre victorienne, dans une région aussi rigide,
rien ne la destinait à vivre ailleurs qu'en Angleterre et certainement pas aux
confins de la Perse ou de l'Inde ou, comme aujourd'hui, en Irak.
Ce fut sa
connaissance du persan et de l'arabe, sa formation d'archéologue et de
cartographe qui lui valut d'être embauchée, en 1915, par l'Intelligence
Service. Par
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