Le souffle du jasmin
les déchirures,
matrice du monde. C'est après la conquête arabe de 638 que l'esplanade du
Temple était devenue l'esplanade des Mosquées et qu’on y avait érigé ce dôme du
Rocher qui scintillait semblable à une boule d'or.
Soliman leva les yeux vers le ciel de midi comme s'il
cherchait à y apercevoir Buraq, le coursier fantastique qui, un soir d'il y a
longtemps, était venu chercher le Prophète qui résidait alors à La Mecque pour
l'emmener ici, à Jérusalem, puis de Jérusalem au ciel avant de lui faire
effectuer le voyage de retour. Mais Soliman avait beau scruter l'azur, point de
coursier ni de Prophète. Peut-être verrait-il apparaître au détour d'un nuage
le roi David, ou alors, mieux encore, Salomon ?
– Je suis
fatiguée, soupira Samia. On ne peut pas s'arrêter un peu ? Et puis, j'ai
trop mangé. J'ai mal au ventre.
– Écoute, gronda son frère, tu as quinze ans et tu te
comportes comme un bébé. Un peu de courage, bon sang ! On est presque
arrivés. La maison de grand-père n’est plus très loin. Et...
– Fais attention, l'Arabe ! Un peu de respect ! Ne vois-tu
pas que je suis en train de prier ?
– Et moi, ne vois-tu pas que je suis en train de passer, étranger !
– Étranger ? Mais à qui parles-tu ?
Soliman jeta un regard affolé sur les deux hommes qui s'invectivaient.
– Alors, répéta le Juif, en ajustant ses lunettes, à qui parles-tu ?
– À toi !
Voleur de terres ! É-tran-ger !
– Gai in drerd arein [63] ! Je suis
chez moi, ici ! Tu m'entends ?
Chez moi ! Mes ancêtres vivaient dans ce pays alors que les tiens n'étaient que poussière !
Une pâleur effrayante recouvrit les traits de l'Arabe. Il se jeta sur
son interlocuteur et le plaqua, contre le mur des Lamentations. Son poing s'abattit. Il frappa l'homme encore et encore et encore. Ses lunettes volèrent. Il
hurla.
Terrorisée, Samia se blottit contre son frère.
– Viens, viens, éloignons-nous.
Trop tard.
Ils n'avaient pas fait un pas que l'endroit se trouva
envahi par deux marées humaines, semblables et opposées. Ce fut le choc.
Pour un esprit neutre, les raisons de cette folie soudaine
paraissaient incompréhensibles. Se battaient-ils pour un mur de pierres ?
Pour un dôme ? Une mosquée ? Incompréhensibles, certes, mais pour un
esprit neutre seulement.
Pendant des décennies, voire des siècles, la rue longeant
le Mur n'avait été qu'une impasse. Personne ne s'y aventurait sans une bonne
raison, sauf quelques rares Juifs qui venaient y faire leurs dévotions. Avec le
flot des nouveaux arrivants, ce lieu avait revêtu une valeur symbolique ;
il figurait le temps Jérusalem était le centre du judaïsme.
Or, depuis quelques mois, les
Palestiniens avaient dégagé le fond de l'impasse pour la transformer en une rue
passante, et ne se privaient pas d'y entretenir un
trafic de charrettes et d'ânes, intrusion ressentie par les fidèles en prière
comme une offense.
Maintenant, galabieh et
keffiehs s'entremêlaient avec kippas et chapeaux noirs. Gourdins, pierres, les
mains cherchaient tout ce qui pouvait servir d'armes. Ecce
homo . L'homme revenu au temps des
cavernes. Éclats, hurlements, vociférations en yiddish, en polonais, en
ukrainien ou en russe, imprécations en arabe.
Les rares Juifs qui saisissaient
un peu la langue arabe crurent comprendre qu'on les traitait de « voleurs
de patrie » et d'« infidèles ».
Des femmes se mirent à hurler, d'autres prirent la fuite pour avertir la police
anglaise. L'empoignade devenait générale. La noble esplanade des Mosquées
n'était plus que le théâtre de la folie humaine.
Samia poussa un cri et porta la
main à son front. Du sang giclait, maculant sa robe et les vêtements de Soliman
de taches pourpres.
– Vous êtes fous ! hurla le garçon.
Prenant la main de sa
sœur, il essaya de se frayer un chemin à travers la meute déchaînée. Mais à peine eurent-ils franchi quelques mètres qu'ils se retrouvèrent jetés à terre. À quel moment des mains se tendirent vers eux, les aidant à se rele ver ? Il n'aurait su
le dire.
– Suivez-moi ! N'ayez pas peur ! Suivez-moi ! Vite !
S oliman reconnut
Josef Marcus. Serrée contre lui, Irina, sa fille, tremblait. Jouant des coudes,
bataillant, le Juif ouvrit aux enfants un chemin dans la masse des ombres en
furie.
En passant à hauteur d'un étal chargé
d'épices, Samia aperçut comme dans un brouillard un enfant assis par terre, les
prunelles
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