Le souffle du jasmin
traînaient des valises
fatiguées, des ballots informes, des boîtes de carton que certains portaient
même sur la tête. On y comptait des gens de tous âges. Il y avait dans leurs
yeux quelque chose d'indicible qui ressemblait à des promesses de bonheur.
Une fois
sur le quai, des organisateurs les regroupaient criant des ordres dans des
porte-voix. Ils défilaient ensuite devant des équipes qui notaient leur
identité sur la foi de papiers usés, dérisoires. Ensuite, ils étaient embarqués
dans des bus, parfois même des camions, et emmenés vers des foyers d'accueil
en attendant de rejoindre des exploitations agricoles, les kibboutzim . Ni le père ni le fils Shahid ne
comprenaient les mots échangés, et pour cause : c'était soit du yiddish,
soit du polonais.
Sur la
gauche, un autre paquebot, italien celui-là, le S. S. Vittoria , de Trieste, venait de se ranger le
long du môle. Des centaines de voyageurs ressemblant aux précédents se
pressaient au bastingage. Quand ils furent descendus, d'autres moniteurs
crièrent des mots tout aussi incompréhensibles que leurs collègues, mais en
roumain et en bulgare cette fois.
Les Shahid
eh avaient assez vu. Ils rentrèrent dans le bureau.
Financièrement,
Hussein ne tirait aucun bénéfice de l'arrivée de ces bateaux : ils étaient
pris en charge par des organisations sionistes et, tôt ou tard, finissaient par
traiter avec son rival, Brohnson Shipshandlers .
– J'aurais mieux fait de vendre mon
affaire quand les Brohnson voulaient
l'acheter, gémit-il, démoralisé. Bientôt, elle ne vaudra plus rien.
À peine
eut-il prononcé ces mots qu'il se ravisa.
– Allah me pardonne. C'est le dépit
qui me fait parler. Jamais, mon fils, jamais je ne vendrais ne fût-ce qu'un
grain de terre de nos biens ! Jamais !
Soliman ne
savait que dire. Il ne voyait aucun recours contre ce péril que nul n'avait
imaginé : un flot ininterrompu et grossissant d'immigrés. Ils arrivaient
chaque mois par centaines. Ils trouvaient mystérieusement un gîte pendant les
premiers jours, puis ils disparaissaient dans les profondeurs du pays.
Tel-Aviv
était certainement la plus étonnante des créations de ces gens venus
d'ailleurs. La ville avait été fondée dix ans auparavant par une soixantaine de
familles juives rebutées par les difficultés matérielles à Jaffa. Au départ,
l'endroit se résumait à de misérables dunes désertiques où ne poussait pas un
cactus, d'où sans doute le nom que, par dérision, ils avaient choisi pour baptiser
la ville : la « colline printanière ». Soixante familles.
Aujourd'hui, Tel-Aviv comptait environ trois mille habitants, avec leur
tribunal, leur police.
À qui se
plaindre ? Et de quoi ? D'un envahissement progressif de la terre palestinienne ? De la peur
de se réveiller un matin, dos au mur ou chassé du pays par les nouveaux
arrivants ? La plus haute autorité du pays, le haut-commissaire, sir
Herbert Samuel, n'était-il pas juif ? Comme il fallait s'y attendre, sa
nomination avait déclenché une liesse indescriptible
au sein du Yichouv [55] .
D'ailleurs, quelle autorité y avait-il au-dessus des Anglais, sinon Dieu ?
Soliman
ôta ses lunettes, s'approcha de son père et le serra contre lui.
– Ne te fais pas de souci, baba. Nous
allons nous en sortir. N'oublie pas que je suis là, qu'il y a Mourad aussi. Il
va se marier bientôt, et il reviendra vivre parmi nous. À nous trois, nous
tiendrons. Tu verras. Aucun Polonais, aucun Roumain ou je ne sais qui ne nous
chassera.
Hussein
Shahid lui lança un regard maussade.
– Peut-être que toi et ta sœur
devriez rejoindre votre frère en Égypte ? Je crains que bientôt il n'y ait
plus d'avenir pour vous, ici. Nous risquons de devenir des étrangers sur notre
propre terre.
Soliman ne
fut ni choqué ni surpris par la suggestion. Lui-même y avait pensé. Il venait
d'avoir dix-huit ans et, depuis le départ de Mourad, c'est sur lui que reposait
le poids de l'entreprise familiale défaillante. S'il partait, son père
fermerait boutique et sombrerait dans le découragement, puis la pauvreté.
– Pas question, père. Jamais je ne
te laisserai, jamais je ne quitterai la Palestine.
Soliman
rentra dans sa chambre, prit sa plume, une feuille blanche et écrivit :
Où irons-nous, après l ultime frontière ? Où
partent les oiseaux, après le dernier ciel ? Où s'endorment les plantes,
après la dernière nuit ? Dis-moi… Où ?
La voix de sa petite sœur, Sarnia,
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