Le talisman Cathare
son côté, il s’adressait tout autant à lui qu’à ses ouailles. Le chevalier qui avait tant aimé l’art de dire des troubadours et les débats contradictoires où il faisait valoir sa finesse d’esprit apprit la jouissance mystérieuse du silence. Écouter, écouter en laissant le silence se faire en soi, accepter qu’il mûrisse comme miel en ruche. Apaiser ses passions, faire taire son amour-propre, laisser la place en soi pour que la Parole puisse y naître, s’y développercomme un enfant dans le sein de sa mère. Tous les mois, les Parfaits des communautés visitées devaient dénoncer leurs fautes vénielles devant un membre de la hiérarchie. Au cours de cet apparelhament 1 , ils recevaient leurs pénitences, puis poursuivaient leurs tâches.
Devant l’assemblée de Moissac, où figuraient deux moines de la riche abbaye catholique, Bernard de Lamothe défendit la théorie de la mauvaise création. Il citait le prologue de l’Évangile de Jean : Au commencement était le Verbe… Toute chose a été faite par Lui, et sans Lui a été fait le néant. Dieu bon n’était pas responsable du néant du monde, de la mort et de son malheur. Il y avait deux mondes et deux Dieux créateurs. Les corps n’étaient que des tuniques de peau créées par le diable, des lieux de souffrance. Les âmes étaient tombées du ciel par la faute d’anges fornicateurs. Mises en prison dans la chair, elles se souvenaient du paradis céleste et aspiraient à y retourner. Les âmes n’étaient pas individuelles, mais parties de Dieu, elles formaient l’Esprit. Elles chutaient à cause de l’oeuvre du diable, vivaient et souffraient, puis remontaient au plérôme pour s’incarner à nouveau, sous une forme humaine ou animale. C’est pourquoi tuer les animaux était un péché. Puisque bien et mal n’étaient pas de même nature, l’homme ne disposait pas de libre arbitre. Il n’avait pas de choix et devait juste suivre aveuglément la règle prévue pour faire son salut.
Bernard de Cazenac savait d’expérience que cela était vrai. Par orgueil, la plus grande des fautes, il avait cru pouvoir choisir sa vie, régner, combattre. Tout cela était vain.
1 Confession publique suivie de pénitence, dans la religion ca-thare.
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Plusieurs années passèrent ainsi. Bernard suivait son maître, travaillait à se perfectionner, mais s’avérait un disciple rétif. Deux hommes cohabitaient en lui depuis sa naissance, comme si le Dieu de bonté et le mauvais démiurge s’étaient, chacun à son tour, penchés sur son berceau. L’être de violence bouillonnait toujours dans son sang trop vif. Celui qui aimait jouter en tournoi, chasser les fauves et faire la guerre, qui ne se plaisait qu’à briser des lances, trouer des écus, fendre des heaumes et donner des coups, avait bien du mal à dominer sa nature brutale. Catholique ou cathare, l’éducation religieuse des chevaliers ne faisait que canaliser leurs forces vers une violence toujours plus grande. « Cela vient de ton corps, de ton enveloppe charnelle créée par le diable », lui disait Bernard de Lamothe.
Mais le seigneur cathare ne pouvait renier ce qu’il était. Avec ce corps, il avait aimé Alix et connu le bonheur auprès d’elle. Il lui aurait fallu oublier ce paradisterrestre, le condamner comme illusion, pour découvrir l’extase religieuse. Alix avait réussi ; lui ne le pouvait pas. Grâce à sa vive intelligence, il intégrait sans difficulté la philosophie cathare dans ses moindres détails : il aurait pu être un redoutable prêcheur. Toute sa science des lettres, son art de troubadour, il l’exerçait à présent à débattre de théologie et de sciences bibliques. Mais cela restait cantonné dans sa tête ; l’âme ne suivait pas. Il ne se concevait pas comme ces religieux tout entiers acquis à leur foi. Il s’abandonnait à la vie cathare, suivait la règle à la lettre, sans jamais l’imprimer dans son coeur.
« Quand me conduirez-vous à Montségur ? demandait-il souvent.
— Pas encore. Tu n’es pas prêt.
— Je respecte la chasteté depuis mon serment.
— Mais tu aimes encore trop la vie, le luxe, la matière. N’as-tu pas encore consommé de la viande, le mois dernier, à Bruniquel ?
— C’était pour donner le change aux agents du roi.
— Tu ne dois pas mentir, même à eux. Y as-tu pris du plaisir ? »
Le chevalier hésita. Oui, le souvenir de la bonne chair le faisait saliver. Il répondit par
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