Le talisman Cathare
elle avait eu un fils prénomméLoup. Mais derrière la fête, les orgies et le chant des troubadours, qu’elle faisait enlever aux alentours, se cachait la peur. La débauche et le relâchement des moeurs annonçaient la fin du monde, de leur monde. Les catholiques ne se donnaient même pas la peine d’assiéger Cabaret. Les cathares se réunissaient pour prier dans des grottes qui formaient un vaste réseau sous les châteaux. Les fuyards qui partaient pour l’Italie, plus tolérante envers ses patarins, étaient légions. Chaque mois, sous la conduite de guides payés à prix d’or, un convoi empruntait à travers la montagne un périlleux chemin qui permettait de franchir le Rhône et de gagner la terre d’Empire.
Bernard avait besoin de repos ; il se laissa aller à ce climat délétère. Loba le voulait ; il se laissa aimer. Elle n’avait rien perdu de sa beauté, ni de son ardeur, en dépit des quelques marques que l’âge avait pu inscrire sur son visage et son corps. Elle entretenait soigneusement ce physique irréprochable qu’elle baignait régulièrement dans du lait d’ânesse, se lavait le visage au lait de fève, se fardait avec soin. Du rouge de safran sur les joues, du bleu sur les paupières. Narcisse, sarcocolle, bourrache, poudre d’argent la paraient et la parfumaient. Ses lourdes boucles rousses encadraient son visage avec art, en soulignant l’ovale. Elle aimait le luxe des bijoux et des vêtements. Son cou, ses bras, ses doigts s’ornaient de colliers d’or fin, de bracelets d’argent, de bagues aux pierres précieuses. Elle traînait derrière elle la longue queue de son riche surcot et n’avait jamais assez de capes, de garnaches, de gonelles. Elle ne se vêtait que de soie de cendal et, pour lutter contre les rigueurs de l’hiver, ajoutait à ses manteaux des fourrures d’hermine, de vair et d’écureuil. Se moquant éperdument des lois somptuaires qui déconseillaient le faste et exigeaient la pudeur, elle montrait généreusement ses seins qu’elle avait gardés superbes.
Bernard le guerrier se laissa aller à tout ce luxe, à cette mollesse. La chair de Loba avait une grande douceur, sa peau, un goût de miel. À lui qui n’avait connu depuis des années que la rude couche du soldat et le réduit du fuyard, cette pause semblait un paradis. Loba lui offrait un amour total, sauvage, qui associait la brutalité de la bête aux raffinements orientaux. Il s’abandonna aux splendeurs de Cabaret comme Ulysse entre les bras de la nymphe Calypso.
« Tu restes insatisfait, mon beau chevalier, lui dit-elle après une nuit de plaisir. Que te manque-t-il ici ? Songes-tu à me quitter, à partir pour l’Italie avec tous ces Parfaits et ces Bonnes Femmes vêtus de noir et tristes à mourir ?
— Quelle cathare es-tu donc ? Tu te moques bien de ton salut.
— Que nenni, mon doux seigneur ! Je rends des hommes heureux. Cela ne peut déplaire à Dieu et me sera compté pour ma prochaine réincarnation. »
Ses yeux pétillaient de malice et son sourire gourmand disait son peu d’intérêt pour la chose religieuse.
« Alix, mon épouse, aimait l’amour autant que toi. Elle était plus grande et plus vigoureuse. Mais elle était aussi croyante et sincère. Une croyante trop ardente, aupoint de m’abandonner pour rejoindre l’austérité des Parfaites. »
Il s’en voulait soudain de parler d’elle au passé, comme si elle était morte.
« Alors ne pense plus à elle. Elle est perdue pour les plaisirs de l’amour et tu as trop de sang et de vigueur en toi pour songer à te faire moine. Reste avec moi ! Je suis celle qu’il te faut. » Elle le couvrit de caresses savantes, mit en oeuvre toute sa science de l’amour pour rejeter dans le passé le souvenir de cette épouse qui la défiait.
« Qu’allons nous devenir dans ce piège de Cabaret ? eut-il le temps de murmurer.
— C’est une bulle hors du temps. Le pape nous laisse tranquilles et les Français nous ont oubliés. C’est le royaume du plaisir dont tu peux être l’élu. Nous y vivrons heureux le reste de notre âge, jusqu’à ce que la mort survienne. »
Bernard s’oublia quelques mois auprès de Loba ; il aimait ses caresses, sa volupté, elle lui rendait force et courage. Mais il supportait mal l’autorité qui perçait sous son indolence. Elle l’aimait avec trop de violence ; ses petits jeux prenaient des allures perverses et la cruauté transparaissait parfois sous sa beauté.
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