Le talisman de la Villette
associé était arrivé en fin de matinée. Il s’était assis à son bureau et, imperturbable, avait poursuivi la rédaction de son catalogue de printemps. Si extérieurement il offrait l’image de la sérénité, intérieurement il fulminait
« Aucun tact ! Un meuble ! Je suis un meuble ! Abandonné de tous ! »
Iris, sa précieuse enfant, le centre de son univers, était devenue une étrangère, éprise de ce commis infatué de lui-même, ce Joseph qui multipliait les insolences depuis qu’il l’avait épousée. Un marmot allait bientôt bouleverser la maisonnée de ses vociférations et de ses caprices. Euphrosine Pignot régnait en despote. Et Victor n’assumait ses responsabilités qu’à reculons. Décidément, vieillir équivalait à boire un thé bien amer. Était-ce une période de transition ? La solitude avait-elle été trop longue ? Il sentait en lui une sorte de faiblesse intellectuelle, les années accumulées sapaient perfidement son enthousiasme, pourtant il avait encore l’envie d’aller voir au-delà des collines.
La voix de la jeunesse lui murmura : « Secoue le joug, vis ta vie ! » Tiraillé entre son attachement à sa famille et ses aspirations d’indépendance, il ne pouvait se résoudre à quitter le 18, rue des Saints-Pères et la librairie Elzévir, fruit d’années d’efforts et de travail.
« Rien ne t’interdit de louer une chambre en ville. »
Cette perspective d’échappée belle avait commencé à lui trotter par la tête au Nouvel An. Il avait reçu une lettre de la troublante Eudoxie Allard, alias Fifi Bas-Rhin, alias archiduchesse Maximova, qui lui assurait qu’elle ne l’oubliait pas dans le glacial Saint-Pétersbourg et que sous peu elle viendrait le câliner à Paris. Cependant les pensées de Kenji s’étaient détournées d’Eudoxie Allard, il bâtissait des châteaux en Espagne et c’était la mère de Tasha, Djina Kherson, qui franchissait le seuil du pied-à-terre qu’il ne se déterminait pas à louer.
« Oui, mais sous quel prétexte la convaincre de venir chez moi ? Comment mener ce jeu de la séduction avec cette femme intelligente, cultivée, puritaine par certains côtés ? Une femme plus très jeune et qui semble très jeune ? Une femme qui m’accepterait tel que je suis ?
D’abord, il solliciterait ses conseils anodins concernant la décoration, la couleur des rideaux de son appartement de garçon. Ensuite, il lui livrerait un ou deux petits secrets, il la ferait rire…
Cela le stimulait d’échafauder le prélude d’une relation intime, riche en plaisir, émotions, promesses.
À l’heure du repas de midi, un incident mineur emporta sa décision. Victor était resté déjeuner. Euphrosine, agacée par cet imprévu, avait grommelé que quand il y en a pour quatre, il n’y en a pas pour cinq et que les parts seraient congrues. Elle avait préparé une salade de céleri en branches et des fèves des marais à la béchamel, assortiment légumier qui convenait à Iris mais désolait les trois hommes. Quoi qu’il en fût, ils firent honneur à ces mets, redoutant d’indisposer celle qui les servait avec autorité et refusait de s’asseoir tant qu’ils n’auraient pas torché leurs assiettes. Ils allaient enfin atteindre le nirvana d’un blanc-manger à l’orange, lorsque Iris s’arrêta brusquement de mâcher et, d’un index discret, ôta de sa bouche un fragment de nourriture qu’elle examina de près.
— On dirait… On dirait un lardon !
Euphrosine mugit comme un taureau furieux :
— Dites tout de suite que je vous empoisonne ! Ah, j’la porte, ma croix !
Iris quêta le soutien de Kenji et de Joseph. Ceux-ci adoptèrent une neutralité diplomatique, bien qu’ils eussent reconnu la saveur hautement appréciable du lard égaré parmi cette verdure.
— Et ça se veut des hommes ! s’indigna la jeune femme. On ne peut compter sur personne !
Elle se leva et courut s’enfermer chez elle. Joseph osa alors braver sa mère.
— Puisqu’elle regimbe devant la viande !
— C’est pas d’la viande, c’est du gras ! Elle est maigre à faire peur, un clou ! Faut lui prêter assistance à c’malheureux bébé !
Victor s’interposa.
— Si les amateurs de viande avaient la curiosité d’aller jeter un coup d’œil à ce qui se passe aux abattoirs, ils seraient guéris à jamais de leur goût pour les succulents biftecks. Heureusement pour eux, ils ne le font pas !
— Jésus,
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