Le talisman de la Villette
s’isoler.
— Rien ne vous empêche de vous établir dans vos meubles ! rétorqua Victor qui, après avoir remisé son vélo, furetait à droite et à gauche.
— Merci du conseil, je n’y aurais jamais pensé. Qu’est-ce que vous cherchez ?
— Un papier. J’ai dû l’égarer en notant les adresses de vos librairies.
— Ce ne serait pas plutôt une page de L’ Intransigeant ? Elle est sous le tome IV de l’ Histoire de France d’Anquetil 22 .
— Comment diable… C’est vous qui…
— Oui. Et autant que vous le sachiez, je l’ai lue. Donc, cher beau-frère, on se repaît de crimes sordides ? A moins que…
Joseph se perdit dans la contemplation de son plumeau.
— À moins que quoi ? jeta Victor, récupérant son bien.
— À moins que vous en soyez déjà à la phase d’investigation, en voulant me convaincre que vous êtes garé des voitures.
— Qu’est-ce qui vous le donne à supposer ?
— Je ne suis pas né de la dernière pluie, ces noms alignés en marge…
— Des amis à visiter.
— Maurice Laumier, un ami ? Je n’en crois pas mes oreilles ! Vous me serv…
Joseph n’acheva pas sa phrase. Le téléphone sonna. Kenji cria du premier :
— C’est pour moi !
Il dévala les marches en robe de chambre, se rua sur le combiné et prêta une attention souriante à son correspondant.
— Parfait, chère madame, à ce soir, répondit-il.
Il raccrocha. Sans tenir compte de l’expression ironique des deux hommes, il remonta en sifflotant. À mi-étage il lança :
— J’ai loué un bureau en ville pour y travailler en paix quand bon me semblera. Oh, trois fois rien, un cagibi, juste de quoi caser une table, une chaise et un lit à la spartiate. Évidemment, lorsque je m’y rendrai, il faudra que l’un de vous prenne la relève.
D’une démarche aérienne, il alla à la salle de bains, en se murmurant un vieux proverbe japonais : « Le plus mauvais thé est sucré lorsqu’il est fait de feuilles nouvelles. »
Éberlués, Joseph et Victor demeurèrent sans réagir, puis Victor éclata de rire.
— Sacré Kenji ! « Parfait, chère madame, à ce soir » ! Sa danseuse de cancan a dû pointer son nez.
— Un bureau, c’est un comble ! Un bureau, mon œil ! Une garçonnière, oui, meublée d’un lit à deux places et tout le tremblement !
— Notre ami a eu une idée analogue à la vôtre, Jojo, seulement il vous a devancé.
— Faut plus user d’ce diminutif, c’est un manque de respect, gronda une voix revêche.
Ils s’écartèrent pour laisser la voie à Euphrosine, qu’un manteau en peau de lapin et un chapeau à plumes apparentaient à un Mohican sur le sentier de la guerre. Elle pliait sous le fardeau de deux cabas emplis à ras bord de choux, de potirons, de courges et de topinambours.
— Au contraire, madame Pignot, objecta Victor, il fait partie de la famille. Vous aussi, s’empressa-t-il d’ajouter. Vous êtes très élégante, aujourd’hui.
— Hum… N’essayez pas de m’amadouer. Je vais charrier tellement de légumes dans cette baraque que vous pourrez reconvertir votre librairie en magasin de primeurs ! Poussez-vous !
Kenji reparut, tiré à quatre épingles, nimbé d’une senteur de lavande.
— Même les moines ont besoin d’autonomie, marmotta-t-il en s’installant à son bureau.
— L’habit ne fait pas toujours le moine, grommela Joseph.
Puis haussant le ton :
— Monsieur Mori, M. Legris veut que je l’accompagne expertiser une bibliothèque à Vaugirard. Ça m’ennuie parce que j’ai du boulot. On en aura jusqu’à trois ou quatre heures. Prévenez Iris, s’il vous plaît.
Kenji acquiesça.
— Bon, allez-y. Encore heureux qu’il n’y ait guère de clients ces jours-ci. Soyez de retour à l’heure, je dois m’absenter.
Joseph enfila un veston à carreaux et se coiffa d’une casquette.
— Vous venez, Victor, c’est à l’autre bout de Paris ! Victor s’exécuta en pestant.
— Vous êtes devenu fou !
— Oh, que non ! Vous êtes sur une affaire, je le sens et j’exige de participer. Tenez, je suis bon prince, je vous offre un café au Temps perdu , vous allez me mettre au parfum. Gardez en tête que vous êtes le futur tonton de mon enfant, ça crée une certaine intimité.
Victor lui coula un regard en biais. Joseph devenait un adulte, un égal avec qui il devrait désormais compter. Il tenta une ultime contre-attaque.
— Iris Pignot
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