Le talisman de la Villette
Marie, Joseph et jarnicoton ! s’écria Euphrosine. C’est ça ? Eh ben, j’le rends, mon tablier.
Une deuxième porte claqua. Très pâle, Kenji plia posément sa serviette et marmotta :
— Compliments, Victor, c’est réussi. Je sors. Je rentrerai tard.
— Je descends à la boutique, dit Victor.
Joseph écouta les pleurs bruyants d’Iris et les imprécations de sa mère, puis il ouvrit le battant du buffet où se morfondaient un relief de rosbif et quelques patates froides. Tout en mastiquant, il se mit à penser au deuxième chapitre de son feuilleton, Le Bouquet du Diable , au cours duquel l’infortunée Carmella allait être assassinée par l’ignoble Zandini. Seule la littérature l’aiderait à surmonter les aléas de l’existence.
L’après-midi s’écoula sans heurts. Euphrosine s’était retranchée rue Visconti avec la majesté d’une reine offensée et Iris demeura invisible.
Victor ruminait des hypothèses au sujet de l’homicide de Louise Fontane en tripotant le talisman à la licorne, quand Horace Tenson, dit Grand-Corps, dit Petits-Formats, un bouquiniste du quai Malaquais, fit irruption.
— Informations cruciales, Legris, j’ai là une pétition contre la prolifération des vélocipèdes. La bicyclette tue la vente des livres ! Les adeptes de cette équitation n’ont plus le temps de découvrir les beautés de nos belles-lettres ! Vous êtes d’accord, j’espère !
— Tout à fait, tout à fait, je souscris à votre revendication et j’y appose mon sceau.
Satisfait, Horace Tenson s’installa à califourchon sur une chaise et lui conta le fabuleux destin du manuscrit du Neveu de Rameau acheté trois ans plus tôt par Georges Monval à un collègue 19 . Quant à Joseph, il dut répondre deux fois au téléphone et promettre à son interlocutrice, en l’occurrence la comtesse de Salignac, qu’on allait lui commander le livre du Dr Lesshaft qu’elle souhaitait offrir à sa nièce Valentine.
— Oui, madame la comtesse, De l’éducation de l’enfant dans la famille et de sa signification, non, je n’ai pas oublié. Oui, c’est noté. Au revoir, madame la comtesse.
Il raccrocha en marmonnant que la moukère devenait gâteuse. À peine si Victor haussa un sourcil, accaparé qu’il était par les récriminations intempestives d’Horace Tenson.
Joseph entendit des pas à l’étage, et, animé d’un désir ardent envers sa moitié, décida de fermer. Il posait le premier contrevent lorsque Kenji surgit.
— Déjà ? Ce n’est pas l’heure !
— À cinq minutes près…
— Bon, continuez, dit Kenji qui se rendit en sifflotant dans l’arrière-boutique.
Il y eut un fracas de ferraille.
— Victor, combien de fois vous ai-je prié de garer votre bicyclette ailleurs !
Victor toussota tandis que Tenson, soudain figé, le toisait de toute sa hauteur.
— Traître ! éructa-t-il.
Il quitta dignement la librairie sous le regard amusé de Kenji.
— Je crains d’avoir commis une bévue, remarqua-t-il, goguenard.
— Vous l’avez fait exprès.
— Bien sûr, je l’ai fait exprès, c’était le seul moyen de vous débarrasser de ce plaideur, sa pétition circule de librairie en librairie, j’ai eu le privilège de la signer. Je parie qu’il vous a servi la saga du Neveu de Rameau.
— Vous paraissez de belle humeur, constata Victor qui s’aperçut que les cheveux de son père adoptif étaient gris.
— Belle humeur, c’est cela. Ce matin, je broyais du noir, ce soir, un filtre rose m’emplit de félicité. l’ignore la cause de ce changement.
Il mentait sans vergogne et n’en éprouvait nul remords. La cause se nommait Mme veuve Duverger, propriétaire d’un trois-pièces à louer au 6, rue de l’Échelle. Des pourparlers étaient engagés, il aurait probablement un agrément le lendemain
« Il vieillit, pensa Victor. Il feint la gaieté, mais il ne peut me duper, je le fréquente depuis si longtemps… Des yeux et une âme de gamin… Il a besoin qu’on s’occupe de lui…»
Étranglé par un déferlement d’émotions, il s’éclaircit la gorge, et, pour la première fois, osa tendre la main et la poser sur l’épaule de Kenji qui frissonna légèrement, ce geste inattendu lui faisait chaud au cœur. Il examina avec un plaisir étrange le fils de son amour défunt, Daphné Legris. Il l’avait soigné pendant ses maladies d’enfant, il lui avait appris à aimer la littérature, à affronter ses peurs et ses
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