Le talisman de la Villette
carton bouilli talonnaient des coqs en une ronde sans fin, se mêlait aux ferraillements du chemin de fer de ceinture.
Victor longea une aire immense. Derrière une horloge à cadran perchée sur un pylône, cinq larges allées s’ouvraient devant lui. Il se sentit mal à l’aise. Que faire ? Emprunter l’avenue des Porcheries, celle du Nord, du Centre, du Sud ou celle des Coches, s’enfoncer dans cet enfer de cris, de plaintes, de claquements de fouet, de vagissements ? Quels démons insatiables régnaient sur cette géhenne ? Des hommes, tout simplement, des garçons d’abattoirs en sabots, ceints de tabliers maculés, armés de maillets et de coutelas.
Les échaudoirs, numérotés, se succédaient. Des chevillards hissaient un bœuf écorché à des crocs de fer. Tripiers, boyaudiers, récolteurs de sang, dégraisseurs, équarrisseurs se croisaient en un ballet pourpre évoquant la cuisine d’un ogre.
Il s’élança, les yeux fixés sur ses souliers, et se perdit parmi les monticules qui parsemaient les rues parallèles. Les dents serrées, bousculé, houspillé, il progressa à travers les compartiments jonchés de déchets innommables. Il reprit haleine au seuil d’une salle basse. Ce qu’il découvrit le saisit d’épouvante. Cinq solides gaillards, manches retroussées jusqu’aux épaules, s’activaient autour d’une longue table, et, chose horrible, leurs bras étaient rouges de sang. Victor eut un haut-le-cœur et se détourna. Ce fut pire. Sur un plateau de bois, des têtes de mouton le contemplaient. Dans leurs yeux il lut une terreur qui allait hanter ses nuits un sacré bout de temps. Il recula sans parvenir à détacher son regard de celui des bêtes. Il trébucha et faillit s’étaler contre les cabocheurs qui extirpaient langues et cervelles comme ils eussent extrait des noyaux de fruits. Victor se crut transporté en pleine Inquisition, dans une chambre de torture où l’on appliquerait la question à d’innocentes victimes. Une minute s’écoula sans qu’il puisse raccrocher ses pensées à quoi que ce fût, puis il perçut sa propre voix :
— Norpois, Collin, Berthier ?
— À la triperie ! brailla l’un des gaillards.
Il battit en retraite. Ne rien avoir vu, oublier, c’est cela qui l’obsédait tandis que ses jambes l’entraînaient d’atelier en atelier.
Le premier était empli d’ouvrières affairées à trier des cornes, des sabots qui deviendraient des peignes ou des boutons. Les crins des queues de bœuf se transformeraient en coussins, en crinières de casques militaires. Les poils garnissant l’intérieur des oreilles serviraient à confectionner des pinceaux fins.
Victor songea que l’humanité tirait son bien-être de ces millions d’êtres vivants immolés quotidiennement. Aucun historien ne s’était attelé à recenser ces martyrs. La civilisation reposait sur un Himalaya de souffrance et de peur.
Il eût tout donné pour être ailleurs. Il continua.
Au troisième atelier, la chance lui sourit. Une vingtaine d’hommes maniaient des panses, futures pantoufles et rubans hygiéniques. D’autres manipulaient des fœtus de brebis, bientôt savons de Marseille.
— Monsieur Norpois ! Monsieur Berthier ! Monsieur Collin ! cria-t-il.
Un ouvrier lui désigna un géant roux lavant à grande eau des viscères.
— Berthier, c’est lui.
— Vous êtes M. Berthier ? Je cherche Martin Lorson, c’est important.
Le géant opina et le guida vers une cour bordée de cabanons.
— Le troisième en partant de la gauche.
Victor dut longuement cogner le battant vermoulu avant qu’il ne s’entrebâille.
— Monsieur Lorson ? Martin Lorson ?
L’homme, aussi gros devant que derrière, roulait sous son gibus mité des yeux exorbités.
— Je suis un ami de M. Gamache. Il m’envoie vous prier de me narrer la scène terrible dont vous avez été témoin… En qualité de détective, je serai ainsi en mesure d’assurer votre protection.
Martin Lorson, méfiant, coinçait la porte avec son pied.
— Pourquoi je vous croirais ? Montrez-moi votre plaque.
— Je suis enquêteur privé, je travaille à la demande, monsieur Lorson, je ne suis pas répertorié à la préfecture, mais vous pouvez toujours vous renseigner sur ma moralité, voici ma carte.
— Vous êtes libraire ?
— Oui, je suis libraire. C’est comme vous voulez, monsieur Lorson, vous avez mon adresse, dit Victor en soulevant son chapeau.
Martin Lorson
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