Le talisman de la Villette
Samuel Mathewson est décédé il y a six mois. Il exploitait des plantations d’orangers en Californie. J’ai réglé les affaires courantes et décidé de séjourner en France, j’avais le mal du pays.
— Où étiez-vous le soir où Louise a été tuée ?
— Chez moi, rue Albouy, j’ai des témoins.
Il alluma une cigarette sans se soucier de son accord.
— Il y a un détail que j’ai omis de vous divulguer. Vous avez comparu au procès de la femme Constance Thomas en novembre 1891. Votre nom de jeune fille figure sur la liste des accusées aux côtés de Louise Fontane et de Mireille Lestocart.
— Mireille Lestocart ? Qui est-ce ? Oui, j’ai été jugée, je ne pouvais garder cet enfant. On m’a relaxée comme toutes les autres.
— Qui était le père ? Richard Gaétan ou le baron de La Gour…
Il se tut, mais la fin de la phrase n’était que trop claire.
— Combien de maîtresses avez-vous abandonnées sans vous inquiéter de savoir si elles étaient dans une position intéressante ?
— Richard Gaétan et le baron de La Gournay ont été assassinés.
— Vous me soupçonnez ? Monsieur, vous manquez de flair. Chacun sait que Richard Gaétan exerçait le droit de cuissage sur ses employées, quant au baron de La Gournay, il hantait aussi bien les coulisses des maisons de couture que celles de l’Opéra et des Folies-Bergère !
— Que savez-vous de Richard Gaétan ?
— Ni plus ni moins que ce qui est écrit dans les potins mondains. Il a été coupeur dans un magasin de confection, puis est devenu tailleur chez Larive , à la Madeleine.
— Je suppose que la Licorne noire est un nom qui vous est familier.
— Tout le monde a peu ou prou entendu le nom de cette société qui draine beaucoup d’argent. Richard Gaétan, le baron Edmond de La Gournay et Absalon Thomassin en sont les cofondateurs.
— Le Grand Absalon du cirque d’Hiver ?
— Oui.
— De quelle façon Gaétan a-t-il accédé à la célébrité ? Cette maison rue de la Paix lui est tombée du ciel ?
— En 1888, chez Larive , il a eu pour client Absalon Thomassin, de retour d’un périple en Inde où il était allé s’instruire auprès des acrobates autochtones. Richard Gaétan rêvait de dégommer Worth. Mais s’il possédait le tour de main, la fantaisie lui faisait défaut. Absalon Thomassin consentit à lui confier ses esquisses de costumes exotiques glanés au hasard de ses voyages, il dessinait et maniait l’aquarelle avec talent et n’avait pas son pareil pour le choix des tissus. Richard Gaétan a conçu une robe d’après les croquis et les conseils de Thomassin… Cela suffit, j’en ai assez !
— Continuez.
— Si ça vous amuse… En août 1889, lors de la réception du shah de Perse, en présence du président de la République, des ambassadeurs et du gratin parisien, Mme Clotilde de La Gournay fit une apparition très remarquée. Elle portait la fameuse toilette de Gaétan : La robe couleur de temps , inspirée de Peau d’âne, une splendeur en brocart bleu et or. Elle fit sensation, le nom de Gaétan courut de bouche en bouche. Cautionnée par les titres de noblesse du couple La Gournay, la maison Le Couturier des élégantes était lancée. Je me souviens de la réflexion de Thomassin :
J’espère que je ne serai pas l’âne qui ne faisait jamais d’ordure, mais bien beaux écus au soleil. » Suis-je suffisamment explicite ?
— Non, vous ne l’êtes pas.
Elle secoua la tête et émit un rire forcé.
— Avez-vous lu Perrault, monsieur le libraire ? Le pauvre âne fut sacrifié, en quelque sorte on lui fit la peau. Et vous vous targuez d’être un fin limier ! Tout ce que vous présumez va au-delà des apparences. Réfléchissez, ils étaient trois, il en reste un. C’est Absalon le véritable créateur, et il n’a pas touché l’ombre d’un fifrelin. Gaétan s’était empressé de s’assurer l’exclusivité de la griffe.
— Vous incriminez Thomassin ?
— Un atelier de couture est une famille élargie, il y a des secrets qu’on garde au chaud si l’on veut conserver son gagne-pain.
Victor n’était pas préparé à une telle hypothèse et il lui fallut un instant pour faire le point.
— Parlez-moi donc de la présence de ce boiteux qui vous traque d’hôtel en hôtel.
Le regard de Sophie Clairsange-Mathewson se voila l’espace d’une seconde, puis elle reprit son air crâne.
— Un boiteux ? Serait-ce un de vos
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