Le templier déchu
qu’il occupait en général lorsqu’il disputait une partie de marelle contre Elizabeth.
Le siège était placé à côté de la petite table, et cette vision lui serra le cœur. Il s’arrêta le temps de jeter une autre bûche dans le feu, puis se laissa tomber dans le fauteuil avec un soupir et étendit les jambes devant lui.
Il aurait dû être reconnaissant à Elizabeth de l’avoir fait enfermer dans cette chambre, supposait-il. Il devait admettre que les heures y passaient plus vite, et qu’il parvenait plus aisément à garder à distance le souvenir cruel de sa détention en France ici que s’il avait été enchaîné au mur dans un cul-de-basse-fosse. Car ces vieux cauchemars revenaient le hanter avec virulence dès lors qu’il s’autorisait à penser trop longtemps à cette période funeste de sa vie. Or, cette nuit, il n’avait rien d’autre à faire que penser.
Une multitude de terribles souvenirs étaient enfouis dans sa mémoire, mais c’étaient aux heures les plus noires de la nuit qu’ils revenaient le tourmenter. En effet, c’était à ce moment que, durant son emprisonnement, nombre de ses camarades Templiers – de farouches guerriers qui avaient résisté au chevalet, à l’estrapade ou à la roue – finissaient fréquemment par capituler et rendre leur dernier soupir.
Alexandre s’était souvent demandé pourquoi tant d’entre eux semblaient avoir volontairement choisi de mourir au cœur de la nuit. Il n’avait jamais trouvé aucune réponse satisfaisante.
Peut-être s’étaient-ils résignés parce qu’à cet instant-là, les ténèbres étaient inexorables et que tout le reste semblait futile.
Ou peut-être était-ce un ultime pied de nez à leurs bourreaux, une façon de leur confisquer une victime avant que les séances de torture reprennent.
À moins qu’il ne faille voir là la main de Dieu offrant à ses plus fidèles serviteurs le repos de l’âme dans la paix de la nuit, un départ en douceur plutôt qu’en laissant échapper un ultime cri d’agonie.
Quoi qu’il en soit, Alexandre ne connaissait que trop bien ces moments où le courage vient à manquer aux plus vaillants. Combien de fois, étendu sur le sol de sa cellule fétide, dévoré par la soif, en proie à des douleurs innommables, n’avait-il prié pour être lui aussi délivré ?
Mais il n’avait pas été entendu.
À l’époque, pensait-il, il avait commis trop de péchés pour mériter que Dieu se penche avec bienveillance sur son sort.
Aujourd’hui, il se demandait s’il n’avait pas survécu parce qu’il avait encore beaucoup à apprendre sur lui-même, sur la vie qui peut être belle en dépit de tout, et surtout, sur ce miracle qui consiste à aimer sans limite et sans fin. Cette découverte lui donnait un but dans une existence qui en était auparavant dépourvue et insufflait en lui une vigueur nouvelle.
Un rire rauque lui échappa. Il secoua la tête, se pencha en avant, les bras posés sur les genoux, les doigts entrecroisés. C’était tellement prévisible, et cela lui ressemblait tant de découvrir le sens de la vie au moment même où il était sur le point de la perdre !
Un craquement retentit dans son dos, se répercutant entre les murs de la chambre silencieuse. Il se figea. Tournant le dos à la porte, il ne pouvait voir ce qui se passait derrière lui, mais les ombres changeantes qui l’entouraient lui indiquèrent qu’il n’était plus seul dans la pièce. Impossible de dire combien de personnes étaient entrées. Lentement, il tourna la tête, mais il ne discerna rien au-delà du lit. Tous les sens en alerte, il se raidit, l’instinct du guerrier sans cesse sur le qui-vive prenant le dessus sur toute autre considération.
Puis il perçut un bruit de pas.
C’était une personne seule. À part un soldat lourdement armé chargé de lui extorquer des informations par des méthodes aussi brutales que douloureuses, il ne voyait pas qui pouvait lui rendre visite ainsi, au beau milieu de la nuit. À moins que...
Elizabeth.
Son cœur se contracta dans sa poitrine comme elle apparaissait dans son champ de vision. Elle contourna le lit, fit encore quatre pas, puis s’immobilisa.
En dehors de la pluie, qui continuait de faire entendre son crépitement monotone contre le volet, la pièce était tellement silencieuse qu’Alexandre pouvait entendre la respiration de la jeune femme.
Il mourait d’envie de la toucher, de la serrer dans ses bras, de ne plus former
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