Le temps des adieux
coûtait rien de tenter le coup.
— Pas de chance pour toi, il n’est même pas ici ! persifla Fusculus à travers ses dents serrées tout en repoussant un marchand de vin écumant de rage d’une manière simple mais efficace.
Il s’était contenté de lever une jambe et d’appliquer fermement la semelle de sa botte contre la boucle du ceinturon de l’homme. Les procédés de la quatrième cohorte étaient sensiblement plus sophistiqués que ceux de leurs confrères, mais il ne fallait quand même pas trop leur chauffer les oreilles.
— Si tu veux savoir, Petro est dans la merde ! Un garde prétorien l’a traîné au palais pour qu’il s’explique sur ce bordel.
— Bon, eh bien je crois que je ferais mieux de retourner me coucher !
— Excellente idée, Falco…
Les gardes avaient visiblement de quoi s’occuper, et en voyant l’humeur belliqueuse de la foule, je me sentais peu enclin à leur prêter main-forte. Fort heureusement, ils ne s’abaissèrent pas à solliciter mon aide. Mais je ne fus pas tiré d’affaire pour autant. Une voix connue trompeta mon nom : celle de mon cher papa. Quand je me retournai vers lui, il n’hésita pas à me serrer affectueusement dans ses bras. Ce n’était pourtant pas dans ses habitudes. Il voulait probablement impressionner les inconnus qui nous entouraient. Je me dégageai brusquement.
— Marcus ! Tirons-nous d’ici le plus vite possible. Nous devons discuter tous les deux.
Il n’y avait rien dont je souhaitais discuter avec lui. Je fus tout de suite saisi des affres habituelles.
Il parvint à me tirer jusqu’à un coin relativement tranquille derrière les anciens greniers à grain. Un coin où se tenait naturellement un bar à vin. De toute façon, je n’allais certainement pas protester après les épreuves traversées pour arriver jusqu’à lui ; il me devait bien un petit remontant. Malheureusement, c’est à moi qu’on présenta l’addition gribouillée à la craie sur un morceau de tuile.
— Oh ! merci, Marcus. À ta santé !
Mon paternel était un homme robuste d’une soixantaine d’années, aux boucles grises rebelles, avec une lueur indéfinissable au fond de ses yeux trompeurs marron. Il répondait au nom de Geminus, bien que son véritable nom fût Favonius. Allez savoir pourquoi. C’était en tout cas typique de sa conduite. Il n’était pas grand, mais possédait une présence indéniable. Les gens qui souhaitaient me mettre de mauvaise humeur m’assuraient que je lui ressemblais. Une ceinture portefeuille éloquemment gonflée lui comprimait l’estomac. Sa tunique bleu marine était assez usagée pour qu’il puisse déplacer des meubles dans les entrepôts sans s’inquiéter, mais les passementeries d’argent donnaient une idée des habits qu’il pouvait se permettre de porter en société. Les femmes aimaient beaucoup son sourire. Lui aimait à peu près tout des femmes. Il avait levé le pied avec une rouquine quand j’étais encore enfant, et, depuis ce jour-là, nous avions rarement échangé des civilités.
— Ton fada de copain a réussi à semer une belle pagaille !
L’un des traits typiquement paternels qu’il avait conservé était de critiquer mes amis sans vergogne.
— Je suis certain qu’il avait ses raisons, rétorquai-je froidement. (Alors que je ne comprenais précisément pas comment ni pourquoi il avait pris une telle décision.) Je suppose que ce ne sont pas de simples représailles à l’encontre d’un marchand qui n’a pas payé la location de son emplacement ?
La pensée m’avait effleuré que Petro était si fier de la capture de Balbinus Pius que la sensation de pouvoir lui était montée à la tête. De tels cas n’étaient pas rares à Rome où, au premier succès, on avait tendance à vouloir être déifié. J’avais tout de même bien du mal à imaginer Petro contaminé par cette maladie à la mode : il était bien trop rationnel, et sa modestie était légendaire.
— Tertulla m’a dit que tu lui avais parlé, précisai-je.
— Oh ! tu as vu Tertulla ? Cette petite morveuse a besoin qu’on s’occupe un peu mieux d’elle. Tu es son oncle, tout de même.
— Et laisse-moi te rappeler que tu es son grand-père ! rageai-je en sentant le rouge de la colère m’empourprer le front.
Vouloir instiller un peu de sens du devoir dans le cerveau de mon père, qui avait déjà abandonné une génération de sa propre famille, m’avait toujours paru sans
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