Le temps des illusions

entre sa vie dissipée à Paris et une existence vouée à l’étude en sa compagnie. Au lieu de rentrer à Cirey, il est allé se divertir à la cour de Lunéville en attendant la réponse de sa fantasque compagne. Émilie hésite longuement. Très lancée dans le monde, elle aime autant la société que l’étude. Maupertuis l’attire irrésistiblement, mais elle sait qu’elle ne pourra jamais le retenir. Le 21 mai, sa décision est prise. Elle rejoindra Voltaire. « Il y a de l’héroïsme, ou peut-être de la folie à moi de m’enfermer en tiers à Cirey : cependant le parti en est pris, écrit-elle àRichelieu. Je me crois encore plus maîtresse de détruire les soupçons de mon mari que d’arrêter l’imagination de Voltaire. À Paris, je le perdrais sans retour et sans remède : à Cirey, je puis espérer du moins que l’amour épaissira le voile qui devrait pour son bonheur et pour le nôtre couvrir les yeux de mon mari. Je vous demande de ne rien mander de cela àVoltaire ; la tête lui tournerait d’inquiétude et je ne crains tant que de l’affliger, surtout inutilement […]. Je vais passer trois mois les plus heureux de ma vie. Mon esprit est accablé, mais mon âme nage dans la joie. L’espérance que cette démarche lui persuadera que je l’aime me cache toutes les autres idées et je ne vois que le bonheur extrême de guérir toutes ses craintes et de passer ma vie avec lui. »
    Les retrouvailles sont charmantes. Les deux amants se promènent, vont à la chasse, montent à cheval, rencontrent leurs aimables voisines et s’occupent de la décoration du château encore en chantier. Ils sont heureux. Cependant, ils décident bientôt d’abandonner cette vie oisive afin de se livrer à l’étude. Ils s’imposent un emploi du temps assez strict. Le marquisdu Chatêlet, qui passe quelques jours auprès d’eux, est impressionné par cette existence de bénédictins qui ne ressemble guère à la sienne faite d’obligations pratiques et de préoccupations militaires. Plus tard, Voltaire et sa compagne reçoiventRichelieu auquelÉmilie avait préditqu’il « viendrait voir le phénomène de deux personnes qui ont passé trois mois tête à tête et qui ne s’en aiment que mieux ».
    Au printemps de 1736, Voltaire est parti seul pour Paris afin de régler trois procès. Il en a profité pour faire les achats les plus variés qu’on puisse imaginer. Ce n’est pas à Lunéville qu’on trouve les petites pinces de toilette que désire Émilie. Encore faut-il les acheter rue Saint-Honoré et pas quai de Gesvres. Émilie lui a commandé douze livres de poudre fine, un pot de pommade à la fleur d’oranger, de la pâte de chez Provost, des grandes boucles de soulier garnies de diamants, plusieurs dizaines de livres de poudre à perruque, du papier à lettres de Hollande de format in-quarto et aussi des bougies, du café, des oranges, des marrons glacés… Voltaire rapporte aussi des tableaux et des objets d’art. Il revient joyeux à Cirey ayant écrit un poème célébrant le luxe intitulé Le Mondain .Émilie le trouve plein d’esprit, s’en amuse et en envoie une copie à leur amiCideville en le priant surtout de ne pas le diffuser.
    Sous l’influence d’Émilie,Voltaire manifeste de plus en plus d’intérêt pour les sciences. Dans la grande galerie qui leur sert de salle à manger, ils installent des sphères, des miroirs concaves, des miroirs convexes, des creusets, un bâton ferré, un baromètre, un thermomètre. Parfois Voltaire se rend jusqu’aux forges du marquisdu Chatêlet pour faire des expériences sur la fonte. En réalité, Mme du Châtelet et Voltaire, à l’insu l’un de l’autre, travaillent sur le feu et ont envoyé chacun à l’Académie des sciences un mémoire sur ce sujet.
    Pendant que les solitaires de Cirey se livrent à leurs passions, Le Mondain circule sous le manteau à Paris. Les uns le trouvent merveilleux, d’autres s’offusquent au nom de la morale de tant de jouissances profanes ; beaucoup jalousent son auteur pour sa vie fastueuse ; dévots et jansénistes font cause commune pour s’offusquer de la description acidulée qu’il donne du paradis terrestre. Encore une fois Voltaire est accusé d’irréligion. Afin de prévenir toute mesure fâcheuse à son égard, il prend la route de la Hollande le 10 décembre 1736. Émilie l’accompagne jusqu’à Wassy ; très déprimée, elle l’a laissé partir, redoutant les fatigues du