Le temps des illusions
séduisant au premier abord, long et maigre comme un jour sans pain, bougon, cassant, pédant, il s’exprime maladroitement avec une voix rauque. « Toute son âme et son esprit sont dans son clavecin ; quand il l’a fermé, il n’y a plus personne au logis », dit son ami Piron. Rameau, célèbre par ses traités sur l’harmonie, ses cantates et surtout ses pièces pour clavecin, n’est pas un jeune homme, il frise la cinquantaine. La Popelinière a reconnu son génie et lui a confié la direction de son orchestre privé. Il anime les fêtes de son hôtel et aussi celles de ses amis. En 1733, il a tenu les grandes orgues de Saint-Eustache pour le mariage de la fille de SamuelBernard,Bonne-Félicité, avec Mathieu FrançoisMolé. En 1733, l’abbéPellegrin, autre familier deLa Popelinière, auteur de plusieurs livrets d’opéra, lui a proposé de mettre en musique une tragédie inspirée de Phèdre qu’il intitule Hippolyte et Aricie . Mettant en applicationles théories qu’il a soutenues,Rameau a composé une œuvre donnant une place importante aux chœurs, aux ballets et aux effets de machinerie. Cette tragédie musicale montée chez La Popelinière et peu après à l’Opéra a déconcerté les amateurs. Tout en se situant dans la tradition deLully, la musique a surpris par sa modernité. Cependant AndréCampra, au soir de sa longue carrière de compositeur, déclara qu’il y avait « assez de musique dans cet opéra pour en faire dix » et prédit que Rameau éclipserait tous ses rivaux.
Voltaire, qui le trouvait ennuyeux, est finalement séduit et l’appelle « Euclide-Orphée ». Il lui a proposé de mettre en musique un de ses poèmes, mais n’est pas encore parvenu à l’écrire. Sans attendre davantage, Rameau a composé un opéra-ballet à grand spectacle inspiré par une intrigue de LouisFuzelier située dans des Indes imaginaires. La danse, les costumes, les décors et la machinerie ajoutent à la magie du spectacle. L’œuvre ayant pour titre Les Indes galantes , créée à l’Opéra en 1735, connaît encore un immense succès. Le 24 octobre 1737, Rameau a donné une nouvelle tragédie lyrique, Castor et Pollux , sur un livret deGentil-Bernard, poète familier de La Popelinière. La prédiction de Campra est en train de s’accomplir.
Amateur d’art et de bonne chère, La Popelinière a toujours fait profession de libertinage et se déclare très hostile au mariage. « Les appétits charnels ne sont point du tout des chimères, écrit-il dans son Journal de voyage en Hollande ; ils sont essentiels à notre constitution ; ils en résultent forcément comme la soif et la faim. Je ne parle pas du prétendu remède qu’on y applique lorsqu’on nous lie pour toute la vie à un même sujet ; ce remède n’est qu’une misère de plus puisqu’il impose un joug sous lequel un esprit libre ne peut fléchir, puisqu’il tend à fixer l’inconstance naturelle des goûts que jamais rien n’arrêtera. Orientaux, mes amis, ne serez-vous jamais nos modèles ? » Jusqu’alors rien n’a mis un frein à ses désirs. Il a naguère enlevé la maîtresse du prince deCarignan, ce qui lui a valu trois ans d’exil à Marseille où il a mené joyeuse vie. À Paris, il n’a guère de mal à trouver de jolies femmes pour ses plaisirs. Il y a tout juste trois ans, en 1734, il est tombé amoureux de ThérèseDeshayes, un tendron de vingt ans, comédienne au Théâtre-Français. Elle a de qui tenir. Petite-fille de l’auteur dramatiqueDancourt, fille d’une comédienneembourgeoisée par son mariage avec un certain M. BoutinonDeshayes, elle est d’une beauté à faire damner un saint et douée d’une intelligence rare. De telles qualités ont attisé son ambition.
En cédant à la cour pressante deLa Popelinière, elle a suivi l’exemple de sa tante qui est la maîtresse en titre de SamuelBernard, le plus riche des banquiers. Thérèse rêve d’un destin comparable à celui de sa cousine germaine, la fille de Samuel Bernard, qui a épousé Claude Dupin deFrancueil, et vit avec son époux au château de Passy chez le vieil homme d’affaires. Peu lui importe que son amant ait plus de quarante ans et qu’il ne brille pas par un physique exceptionnel. Il la comble de présents. Installée chez lui, adulée comme une reine, elle se passionne pour les théories musicales deRameau, qui lui donne des leçons de clavecin ; elle se pique de philosophie et de chimie avec une telle ardeur
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