Le temps des illusions

dans ces terres éloignées où l’on ne rencontre personne. Il semble que des promesses de mariage aient été faites un peu légèrement par Maupertuis et aussi par le dessinateurHerbelot avant leur départ.
    À son arrivée en France, Maupertuis ne pense plus à sa Christine à laquelle il a dédié un charmant petit poème. Il est accueilli à Paris avec un extraordinaire enthousiasme. À Versailles, l’équipe est reçue parMaurepas, ministre de la Maison du roi, par lecardinal et parLouis XV lui-même. Le monarque, passionné de géographie, s’intéresse plus à l’expédition qu’au but même du voyage. Le 28 août, les aimables compagnons vont à l’Académie faire part de leurs calculs astronomiques. La nouvelle que la terre est aplatie aux pôles de répand en même temps dans les milieux scientifiques et dans les salons.Maupertuis croule sous les félicitations. Le 13 novembre, c’est un triomphe après son discours officiel devant l’Académie des sciences. Mmedu Chatêlet participe au concert de louanges, mais se sent frustrée que le grand homme ne vienne pas lui rendre hommage : « Quelque doux que soit pour moi d’entendre tout le monde chanter vos louanges et vous rendre le tribut d’admiration que je vous ai payé depuis que je vous connais, j’avoue qu’il le serait encore davantage d’apprendre vos succès par vous-même 7 . »
    1 - Voltaire, Le Mondain .

    2 - Aujourd’hui rue Boissy-d’Anglas.

    3 - Toutes les informations concernant le commerce de Gersaint sont empruntées à la thèse de Guillaume Glorieux À L’Enseigne de Gersaint  : Edme-François Gersaint, marchand d’art sur le Pont Notre-Dame (1694-1750), préface de Daniel Roche, Champ Vallon, 2002.

    4 - Lettre de Maupertuis à Mme de Vertillac citée par É. Badinter in Les Passions intellectuelles , t. I, Paris, Fayard, 1999, p. 83-86.

    5 - Je remercie Mme Élisabeth Badinter qui m’a communiqué l’article d’Olivier Courcelle « Des fêtes du Pôle aux geôles et couvents de France : itinéraire de deux Lapones », in Cahiers Voltaire , n° 8.

    6 - Lettre citée par É. Badinter in Les Passions intellectuelles, op. cit ., p. 83.

    7 - Ibid ., p. 96.

Chapitre XII
    Un pouvoir à bout de souffle
    « Furieuse alarme pour le cardinal »
    Le cardinal deFleury a tout l’air de se prendre pour le Père Éternel. Les courtisans n’ont plus envie de l’appeler Votre Éminence, mais Votre Éternité. « Quand vous débarrasserez-vous de votre vieux précepteur ? N’avez-vous pas l’âge de gouverner vous-même ? Le feu roi commença à vingt et un ans, Votre majesté en a vingt-huit. Il est vrai qu’il laissa finir le cardinalMazarin, mais il eut la bonté de finir à temps et celui-ci ne finit point et radote 1  ».Louis XV laisse dire ses familiers. Les ministres se livrent à de subtils calculs pour tirer au mieux leur épingle du jeu le jour où le vieux prélat partira pour un monde meilleur. On surveille ses moindres défaillances. Ses digestions sont difficiles ; il prend de l’opium pour dormir. Jouant de son grand âge, il dit qu’il ne passera pas l’hiver, mais il s’acharne à vivre sans adjurer le roi de se mettre à gouverner. Et pour cause : il écarte les ministres qui lui feraient du tort. Il s’est ainsi débarrassé deChauvelin : « Il s’ennuyait de ce que je vivais trop longtemps, c’est un défaut dont je n’ai pas envie de me corriger sitôt », dit-il à sa chère amie Mme d’Ancezune 2 . Chauvelin, qui fut tout d’abord la créature du cardinal, agissait derrière son dos pour que le roi en fût dégoûté.Il était au mieux avec les jeunes seigneurs qui entourent S.M. et aussi avec Mme deMailly, à laquelle il donnait des conseils. Mgr deFleury, assez bien renseigné sur ces agissements suspects, a convaincu le monarque que le ministre était un intrigant. Les Sceaux ont été rendus à d’Aguesseau et Jean-JacquesAmelot de Chaillou a obtenu les Affaires étrangères. L’homme n’a aucune expérience en ce domaine, ce qui fait l’affaire du cardinal et deMaurepas. Des six ministres qui composent le ministère, Maurepas joue en effet un rôle de plus en plus important. Il ménage l’avenir, comme s’il guignait la succession du prélat si le roi prenait un Premier ministre.
    Le roi est-il capable d’exercer le pouvoir ? La question tourne à la rengaine : les uns l’accusent de paresse et d’insensibilité ; d’autres le disent