Le temps des illusions

Frédéric l’aurait-il fabriquée et diffusée afin de recueillir le grand homme banni du royaume ? Voltaire semble le premier surpris et jure qu’il n’a jamais écrit ces lignes. Sans se troubler, il est resté à Paris où il se trouve avecMme du Chatêlet depuis le mois de février 1742. Au Théâtre-Français, on joue son Brutus qui remporte un succès éclatant et les comédiens répètent sa dernière œuvre dramatique, Mahomet .
    Le 9 août, représentation de Mahomet . Nouvel éclat. Le héros de cette tragédie est un imposteur, chef politique et chef de guerre qui lance les Arabes à la conquête du monde et fanatise ce peuple par une nouvelle religion dont il se prétend le chef. L’attaque virulente contre le prophète fondateur de l’islam semble une condamnation de toutes les religions par l’intermédiaire de celle-ci. On accuseVoltaire de taxer d’imposture le christianisme ; et comme il condamne les passions sectaires, les jansénistes se sentent visés eux aussi. Le procureur général du Parlement et lelieutenant de police Feydeau de Marville se sont émus. Ce dernier a convoqué Voltaire et la pièce est interdite.
    Ulcérés, Voltaire et sa compagne ont pris le chemin de Bruxelles oùMme du Chatêlet attend le jugement d’un procès. Dès leur arrivée, Voltaire reçut une invitation duroi de Prusse pour le rejoindre à Aix-la-Chapelle. Émilie frémit, mais Voltaire lui a promis de ne pas s’attarder. Moins d’une semaine plus tard, il était de retour à Bruxelles. Émilie respire. « J’ai courageusement résisté aux belles promesses qu’il m’a faites. Il m’offre une belle maison à Berlin et une jolie terre, mais je préfère mon second étage dans la maison de Mme du Chatêlet », se vante-t-il auprès de ses amis 5 . Il profite de son entrevue avec Frédéric pour se disculper auprès deFleury. Il lui apporte tout d’abord « la preuve » que la lettre incriminée est un faux honteusement fabriqué. Mais surtout, il apprend au cardinal qu’il a parlé de la France au roi de Prusse en termes fermes et élogieux et laisse entendre qu’il pourrait jouer un rôle diplomatique puisqu’il est devenu l’ami de ce souverain. Fleury lui a répondu qu’il avait lu sa lettre àLouis XV qui en était « fort content ». Et Voltaire d’écrire à nouveau au cardinal l’informant que « par tout ce que Frédéric lui a fait l’honneur de lui dire, il est aisé de juger que s’il nous eût cru plus puissants, il nous eût été plus fidèle 6  ».
    Le séjour à Bruxelles se prolonge. Voltaire écrit une Histoire de l’esprit humain dont il envoie des chapitres au roi de Prusse tout en songeant à la prochaine élection de l’Académie dont il veut être membre. Enfin le couple regagne Paris en novembre. Tandis qu’Émilie présente à la Cour son futur gendre, le duc deMontenero-Caraffa,Voltaire brigue le fauteuil de l’abbé Houteville contreMarivaux, dont la gloire est moins éclatante que la sienne, mais la réputation sans tache. Le soutiennentFontenelle etMme de Tencin, laquelle reçoit la plupart des académiciens et soigne « les serviteurs de Dieu ». Élu à l’unanimité, Marivaux l’emporte. Une façon de fustiger Voltaire. La cabale tourne ce choix en ridicule. Son discours était, paraît-il, d’un mortel ennui et celui deMgr Languet de Gergy qui le recevait presque insultant pour le nouvel académicien. Marivaux, très blessé par ce discours de réception, faillit demander publiquement justice à l’Académie.
    N’éprouvant que mépris pour ce rival, Voltaire cache son dépit. Soudain s’abat sur lui et sur Émilie une avalanche de propos diffamatoires insérés dans les cinq volumes de ses œuvres publiées par le libraire Didot. Ce dernier avait acheté à un confrère malhonnête les deux tiers d’une édition tirée à deux mille exemplaires dans lesquels étaient insérées ces infamies.Marville a pris l’affaire au sérieux ; Didot est embastillé et relâché quelques jours plus tard après plusieurs interventions dont celle de Voltaire lui-même qui a compris d’où venait la manœuvre. Mais le mal est fait.

    Naissance d’une étoile
    Versailles se soucie peu de Voltaire et des élections à l’Académie. Les courtisans spéculent sur la succession de Fleury. Lecomte d’Argenson et lecardinal de Tencin viennent d’entrer au Conseil comme ministres d’État. Sans doute Tencin sera-t-il appelé à jouer un rôle