Le temps des illusions
fût, avec une montre, on savait ce que faisait le roi à cet instant précis. Le monarque avait voulu réunir autour de lui la noblesse qu’il retenait dans une captivité luxueuse.Mme de La Fayette se plaignait déjà de cette existence. « Toujours les mêmes plaisirs, toujours aux mêmes heures et toujours avec les mêmes gens », soupirait-elle. Cependant, les cinq mille courtisans ne pouvaient vivre hors de cet univers. Tout dépendait du prince dont il fallait être vu et qui élevait les uns ou abaissait les autres selon son bon plaisir. La Cour était devenue un prestigieux instrument politique. Afin d’établir une hiérarchie entre ces gentilshommes rivalisant pour obtenir quelque bienfait, le roi imposa une étiquette tyrannique assignant des obligations à chacun selon son rang, auxquelles on se pliait au risque d’être banni de ce cercle enchanté.
La Régence a bouleversé la mécanique aulique. On se souvient encore de laduchesse douairière d’Orléans pleurant sur ce monde disparu qui l’avait pourtant fait souffrir ! La Ville se mit à concurrencer la Cour où tout s’était fait et décidé depuis un demi-siècle, la politique comme les arts et les lettres. Le retour de l’enfant-roi à Versailles, son mariage précoce avec une modeste princesse polonaise, le long ministère deFleury n’ont pas redonné à la Cour son ancien prestige.
Louis XV admireLouis XIV. Il aime son château, qui demeure le centre du pouvoir, mais il refuse de vivre comme son arrière-grand-père. Respectueux des traditions, il subit le rituel monarchique qu’il accomplit avec une consciencieuse lassitude. Il tient à marquer la distance qui le sépare des autres princes et de sa noblesse, bien que leurs entreprises belliqueuses ne soient plus à redouter. Son existence officielle se déroule dans les grands appartements, ponctuée par les cérémonies du lever et du coucher en public, du dîner, également public les jours dits « de grand-couvert », et de la messe. Il préside les divertissements ordinaires et les grandes fêtes organisées à des occasions exceptionnelles. Onsait cependant qu’il échappe assez souvent à ces contraintes. Il part avec quelques amis pour Choisy, pour Rambouillet, pour La Muette ou quelque autre résidence, ce que Louis XIV ne faisait jamais. À Versailles,Louis XV mène sa vie privée à l’insu de tous dans ses petits appartements.
Il y a beaucoup de monde à Versailles. L’étiquette règle toujours l’existence du courtisan. Il connaît tous les détails du cérémonial, qu’il respecte scrupuleusement. Lorsqu’il parvient à entrer dans la familiarité du roi, il se montre attentif à ses moindres désirs ; mieux encore, il les prévient. Sans lui tenir de propos sincères, il sait d’instinct lui plaire, le rassurer, le distraire, car l’ennui pèse toujours sur les existences princières. Conserver cet inappréciable honneur que tant d’autres lui envient devient l’obsession de celui qui l’a obtenu.Louis XV est un maître capricieux qui n’a pas l’autorité de Louis XIV. Jusqu’à maintenant, il n’a pas eu l’art de donner le ton à sa cour. On y attend quelque événement qui ne vient pas. Alors on intrigue, on s’ennuie et le moindre événement prend une importance incroyable. Cette société de cour obéit à un code de bienséances qui n’appartient qu’à elle et que les néophytes ne peuvent pénétrer. La frivolité masque le vide des conversations. Il faut être léger, spirituel, bannir tout propos politique, toute critique et porter toujours le masque de la plus exquise affabilité.
Qu’on appartienne à la Cour ou à la Ville, c’est à Paris qu’on prend du plaisir, qu’on jouit de la vie. Avant toute autre chose, Paris a de l’esprit. L’esprit fuse de partout, de la bouche du laquais insolent comme de celle du philosophe. Paris parle tantôt haut et fort, tantôt en sourdine, mais on entend toujours sa voix. C’est le lieu du monde où l’on apprend le plus de choses et où l’on peut compter le moins sur ce que l’on apprend. On y voit beaucoup de gens occupés à imaginer des mensonges ou à broder sur la réalité. De là les histoires fausses, les contradictions et les calomnies. La ville ne s’endort jamais, au propre comme au figuré. Le Parisien raisonne et persifle volontiers dans la boutique comme dans les cercles mondains.
À Paris, les courtisans se reçoivent et se montrent beaucoup plus
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