Le temps des illusions
l’agiotage, autrement dit de la spéculation, s’est emparée des Parisiens et des provinciaux, qui se retrouvent dans une cohue indescriptible rue Quincampoix. Cette artère a toujours été occupée par des courtiers et des usuriers, mais, aujourd’hui, la moindre échoppe vaut de l’or et se transforme en bureau car on y achète et revend les actions de la Compagnie de l’Occident et celles de la Société des fermes qui atteignent des cours vertigineux. On ne parle plus que par millions. Il se fait des fortunes en quelques semaines. Ce qui était un jeu au début est devenu une sorte de maladie. Les premiers jours du mois d’août ont vu les actions monter de 1 750 à 3 000 livres ; le 1 er septembre 1719, elles étaient à 4 750 livres. L’empressement à souscrire devient une lutte sauvage. Les actions, les contrats de rente, les billets de banque circulent pêle-mêle, courant de main en main, toujours offerts, toujours achetés. Gens d’épée, gens derobe, ecclésiastiques de tous rangs, marchands, artisans, laquais, gagne-petit, se côtoient dans les files d’attente devant les bureaux. Des magistrats constituent des sociétés boursières. La manière de négocier peut se comparer au flux et au reflux de la mer. Un coup de cloche partant d’un bureau fait monter les actions parce que aussitôt les commis d’un commerçant qui dirigent la manœuvre demandent les actions à n’importe quel prix. Le public donne l’alarme à ceux qui venaient de vendre et qui s’empressent de racheter ; c’est le flux. Deux heures plus tard, un coup de sifflet part d’un autre bureau. Aussitôt, des émissaires inconnus des premiers offrent à vendre à n’importe quel prix jusqu’à ce que les actions soient redescendues : c’est le reflux. Et le lendemain tout recommence. Les places des diligences sont retenues longtemps à l’avance, car non seulement les provinciaux, mais aussi les étrangers accourent rue Quincampoix. Cette foule attire des filles trop contentes de trouver des clients généreux et des filous, qui commettent toutes les friponneries imaginables. Certains agioteurs jouent au piquet avec des billets de 10 000 livres comme avec des pièces de 10 sols. Des laquais soudainement enrichis montent derrière leur nouveau carrosse, au lieu de s’asseoir dedans. Une dame Chaumont a réussi à gagner 6 millions. Depuis lors, elle tient table ouverte. Un nouveau millionnaire est entré chez un orfèvre et lui a payé immédiatement tout ce qu’il avait dans sa boutique. On s’enrichit, on s’enrichit… On commet des folies.
On doit cette frénésie à JohnLaw soutenu par leRégent et l’abbéDubois. L’Écossais, qui a tout l’air d’un magicien, poursuit sa fulgurante carrière. Le 1 er août 1718, il a fait acheter par la Compagnie d’Occident la ferme des tabacs, persuadé qu’elle fera prospérer cette plante si prisée en Louisiane. Les actions ont alors pris un nouvel essor. Le 4 décembre 1718, par la volonté du prince, la banque générale est devenue banque royale et Law son directeur. LeRégent ne savait comment financer la guerre d’Espagne. Il demanda àLaw d’alimenter le Trésor et de compenser la pénurie de numéraire. Une gageure ! Law a procédé à un remboursement de la dette par une émission massive de billets. En même temps, il dispose des revenus de l’État par la gestion des fermes et il estime que les compagnies de commerce doivent jouer un rôle important. Il a fait racheter par la compagnie d’Occident, la Compagnie du Sénégal, celle des Indes orientales et enfin celle de la Chine. Toutesces compagnies ont fusionné pour former la Compagnie des Indes, ce qui lui donne le monopole du commerce international et du fret. La nouvelle compagnie se voit attribuer le privilège de la fabrication des monnaies. Law a émis de nouvelles actions. Les finances et le commerce du royaume se trouvent ainsi entre les mains de cet Écossais que les uns prennent pour un génie, d’autres pour un charlatan. Pour l’heure, il vole de succès en succès et multiplie les acquisitions immobilières : des hôtels, des maisons dans Paris, des terres en Normandie, une seigneurie, des terrains. Le 25 novembre, il conduisit le duc d’Antin et le marquis de Lassay dans une maison de la rue Quincampoix afin de leur offrir un spectacle inattendu. Ils se mirent tous trois à une fenêtre de laquelle Law jeta quantité de pièces d’or. Il s’ensuivit une
Weitere Kostenlose Bücher