Le temps des illusions
bousculade incroyable. Les agioteurs se culbutaient les uns sur les autres dans une boue épaisse jusqu’au moment où ils reçurent des seaux d’eau versés d’une autre fenêtre. Et Law riait, riait à gorge déployée.
Le petit roi, qui adore lire les cartes de géographie, a demandé un plan de Paris. Il voulait savoir où se trouvait cette fameuse rue Quincampoix dont tout le monde parle. Lorsqu’il l’a trouvée, il s’est étonné qu’elle ne porte pas une marque d’or.
Les actions continuent de s’envoler. Tandis que les Français se battent pour « avoir du Mississippi », Law essaie de mettre en valeur cette lointaine Louisiane qu’on désigne comme « les îles de Mississippi ». Dès 1717, il s’est livré à une campagne publicitaire sans précédent pour attirer des colons vers l’Eldorado américain dont le sol recèle, dit-on, de l’or, de l’argent, du cuivre, du plomb ; d’immenses terres promettent de magnifiques récoltes de blé ; des bœufs et des moutons paissent sur des prairies qui s’étendent à perte de vue ; des forêts où l’on trouve bois ordinaires et bois précieux constitueront une autre source de richesses.Law a fait imprimer des estampes où l’on voit des colons mollement installés dans leurs bungalows au milieu d’une foule de bons sauvages aux petits soins pour eux.
Les Français ne sont pas des pionniers. Traverser un océan pour découvrir un monde nouveau ne les tente pas. La vie est souvent dure chez eux, ne serait-elle pas pire dans un monde inconnu ? Lorsqu’ils auront des informations précises et sérieuses, peut-être se décideront-ils à tenter l’aventure. Jusqu’à maintenant, les nouvelles ne sont pas encourageantes. Deux vaisseaux sontpartis de Rochefort avec quatre compagnies d’infanterie et quelques colons. La déception a été vive. Sur place, la récolte de maïs très insuffisante a engendré la famine. Les soldats, qui n’ont pas reçu leur paie, se livrent à des propos séditieux. Il a fallu remplacer le gouverneur.
« Les îles de Mississippi » ne tiennent pas les promesses de Law. Puisque les offres alléchantes ne se voient pas couronnées de succès, le gouvernement use désormais de la contrainte pour peupler la colonie. La Compagnie des Indes accepte tous les rebuts de la société. On purge Paris : vagabonds, déserteurs, repris de justice, assassins, faussaires, voleurs, incendiaires, contrebandiers sont désormais envoyés manu militari en Louisiane avec des prostituées. L’Hôpital général vide son trop-plein.
Au nom d’une étrange morale, on procède à des mariages expéditifs. Ainsi le 18 septembre 1719, on tira de plusieurs prisons cent quatre-vingts garçons qu’on présenta à une centaine de filles qui durent choisir un époux parmi eux. On les maria aussitôt à l’église du prieuré de Saint-Martin-des-Champs. La cérémonie achevée, on les attacha deux par deux avec une petite chaîne. Escortés par vingt archers, suivis par trois charrettes contenant leurs pauvres hardes, ils prirent la route de La Rochelle afin de s’embarquer pour la Louisiane. Quelques jours plus tard, trente charrettes remplies de demoiselles de petite vertu coiffées de rubans jaunes, accompagnées du même nombre de garçons allant à pied, traversèrent Paris et prirent le même chemin. Elles paraissaient fort gaies et appelaient par leur nom tous leurs clients qu’elles croisaient au passage.
Afin d’exécuter les ordres, on a formé des brigades d’archers appelés bandouliers qui doivent arrêter tous les vagabonds et gens sans aveu. La compagnie leur accorde une pistole par prise. Inutile de dire qu’ils prennent n’importe qui sur simple dénonciation : les fils indignes, les conjoints dont on entend se débarrasser. C’est ainsi qu’un rôtisseur du nom de Quoniam a été embarqué à la demande de son épouse, maîtresse à Paris d’un homme très en vue. Les bandouliers ont enlevé à leurs parents plusieurs jeunes gens et jeunes filles. Des émeutes ont éclaté ; plusieurs de ces brutes ont été tuées. Le duc deSaint-Simon, qui ne pèche pas par trop d’amour pour le peuple, reconnaît lui-même « qu’on s’y prend avec tant de violence et de friponnerie que cela excite degrands murmures ». Paris commence à gronder, maisLaw ne s’en soucie guère. Il pense à la ville que le roi lui a permis de fonder en Louisiane et qui s’appellera Nouvelle-Orléans. Pour l’instant il
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