Le temps des illusions
exécuté en présence d’un immense concours de peuple, il se tourna vers le prêtre et décida de parler. On le conduisit aussitôt à l’Hôtel de Ville où l’attendaient deux conseillers au Parlement et deux greffiers.
Il raconta son histoire. Fils d’un tonnelier de la rue du Pont-aux-Choux, il s’appelait bien Louis Dominique Cartouche. Renvoyé du collège Louis-le-Grand, il avait été chassé du domicile paternel et s’était affilié à une bande de voleurs qui exerçaient leurs talents en Normandie. Il était d’ailleurs familier dans ce genre de pratique depuis sa plus tendre enfance, éprouvant une extrême jouissance à chaparder montres, épées, pistolets, manteaux… bref tout ce qu’il trouvait sous sa main. Il quitta la Normandie ayant formé une bande de brigands dont il était le chef et qui opérait sous ses ordres. Au cours de ses expéditions, il disait n’avoir tué que ceux qui lui opposaient de la résistance ainsi que des traîtres ! Comme aucun de ses complices, manquant au serment qui les liait, n’était venu à son secours, il se décidait à les dénoncer. Il débita une longue liste de voleurs et de receleurs. Une quarantaine de personnes furent arrêtées pendant la nuit. Soudain, il nomma une jeune femme que l’on voulut confronter avec lui. C’était une très belle fille. Il déclara qu’elle était sa maîtresse et qu’il lui avait toujours caché ses agissements. À ces mots, elle tomba dans ses bras et ils restèrent étroitement embrassés en pleurant. Le prêtre lui dit qu’il fallait rompre cette liaison coupable au moment de paraître devant Dieu, maisCartouche se défendit. Il n’était pas comme les nobles qui confondent amour et débauche ; il aimait réellement cette femme. Il fallut les séparer. Cartouche poursuivit le récit de ses méfaits avec un sang-froid qui étonna ceux qui l’écoutaient. Lorsqu’il eut achevé son histoire, les magistrats l’abandonnèrent à son confesseur. Avant de partir pour le lieu du supplice, on lui proposa du café au lait, mais il préféra un verre de vin. Il monta bravement sur l’échafaud et comme il le lui avait été promis en raison de ses aveux, le bourreau l’étrangla avant de le rouer. Un chirurgien acheta son corps, le maquilla, lui mit une perruque et le montra devant la foule pendant vingt-quatre heures. Cette exhibition macabre lui rapporta plus d’argent que ses opérations.
L’enseigne de Gersaint
Le peintreWatteau ne s’est pas embarqué pour Cythère ; Charon l’a emmené dans sa barque. Le metteur en scène des fêtes galantes a cessé de vivre à Nogent-sur-Marne, le 18 juillet 1721. Il a laissé son dernier chef-d’œuvre à l’un des marchands de tableaux du pont Notre-Dame,Edme François Gersaint, auquel il avait demandé l’hospitalité à son retour d’Angleterre l’année précédente. En guise de loyer et pour se « dégourdir les doigts », il lui proposa de peindre un plafond pour sa galerie du pont Notre-Dame (on appelle plafond ces tableaux qui ornent le dessus des portes des magasins et leur servent d’enseigne). Lemarchand accepta la proposition tout en regrettant que son artiste préféré ne se livrât pas à un ouvrage plus intéressant, mais le résultat dépassa ses espérances. En une semaine, malgré la maladie qui l’épuisait,Watteau a peint une toile immense qui couvre entièrement la largeur de la porte et s’élève jusqu’au rebord du toit. Il représente l’intérieur d’une riche boutique dont les murs sont couverts de tableaux : un commis emballe un portrait, un autre décroche un miroir, un jeune homme élégant tend la main à une dame qui entre dans le magasin ; une cliente assise devant un comptoir admire un nécessaire de toilette, une femme vêtue de noir observe avec son face-à-main un portrait que lui présente le marchand tandis qu’un amateur agenouillé scrute attentivement des nus féminins.
Tous les peintres vinrent admirer l’enseigne. Le Mercure de France parla de chef-d’œuvre. Au bout de quinze jours, Gersaint jugea plus prudent de décrocher son plafond qui risquait d’être volé ou abîmé par les intempéries. Pour une fois, le mélancolique Watteau était satisfait de ce qu’il avait réalisé. Après six mois passés chez cet ami, sa santé devenant de plus en plus chancelante, il quitta le pont Notre-Dame et s’installa à Nogent-sur-Marne. Pressentant sa fin, il voulait rentrer à Valenciennes, sa
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