Le temps des illusions
fonctions de Premier ministre. À la place du Conseil de régence,il y aura désormais un Conseil royal présidé par le roi, composé du duc d’Orléans, de son fils leduc de Chartres, deM. le Duc, du cardinal Dubois et de M. deFleury.
La fin d’un monde
Bien que le duc d’Orléans et Dubois soient toujours très critiqués, leur maintien à la tête de l’État a rassuré les élites et les souverains européens. Cependant, leur pouvoir est plus fragile qu’on ne pense. Ils sont tous deux malades. Des douleurs de plus en plus violentes tenaillent le cardinal, qui se décharne chaque jour davantage, et le prince sombre souvent dans une torpeur inquiétante. Brûlé par une fièvre continuelle, purgé, saigné, drogué, le cardinal s’accroche au timon des affaires avec frénésie. Il veut faire rendre gorge aux traitants, étudie une refonte du système fiscal, se préoccupe du rétablissement des relations commerciales rompues depuis la peste de Marseille et poursuit son œuvre diplomatique. Il ne fait pas bon être sous ses ordres ; il crie, il jure, il tempête. Il se plaît à dire des grossièretés aux dames de la Cour. Il a traité de putain lamarquise de Feuquières, crié à laprincesse d’Auvergne d’aller se faire foutre… Il ne se tient tranquille qu’à l’Académie française où il a été reçu parFontenelle le 3 décembre 1722, mais il n’y va pas souvent.
Au mois d’avril, lorsqu’on le voit tomber de cheval à la revue des troupes de la maison du roi, on pressent qu’il est condamné à brève échéance. On commence de penser à sa succession tandis qu’on fouille dans son passé. Il paraît qu’il a voulu étouffer un scandale susceptible de nuire définitivement à sa postérité : son mariage à Brive-la-Gaillarde du temps de sa jeunesse. On dit que lemarquis de Breteuil, intendant de Limoges, est allé soustraire cet acte sur les registres de la paroisse. Pour le remercier, le cardinal l’aurait nommé ministre de la Guerre à la place deLe Blanc, accusé de malversations. Est-ce bien vrai ? Tant de rumeurs ont couru sur cette romanesque existence qu’on est toujours prêt à croire une nouvelle fable. On ne peut s’empêcher d’être saisi d’étonnement lorsqu’on sait que le papeInnocent XIII se met à prier pour qu’il vive encore longtemps. « Je tomberais de bien haut, a-t-il dit à l’abbé de Tencin, si je venaisà le perdre 5 . » Quand on pense que ce prêtre est le frère d’Alexandrine de Tencin, maîtresse deDubois et de bien d’autres encore, il y a de quoi douter de la sainteté de l’Église…
Dubois va de plus en plus mal mais garde un esprit toujours aussi clair. Le 4 août, il n’a pu se lever, mais il a reçu leprésident Hénault à quatre heures de l’après-midi en présence de Mme de Tencin. Jusqu’à huit heures il devisa avec une telle verve que le président pensa qu’il gardait le lit pour quelque raison politique inconnue de lui. Ils parlèrent ensemble ducardinal de Richelieu, deMazarin, de la cour de Rome et Dubois lui déclara avec un à-propos désarmant : « Les mœurs ont changé. Rome n’est composé que de gens occupés de leur intérêt particulier et dont la religion doit faire la fortune. Pas un d’eux n’est dévot, mais nul ne se le confie et l’un pour l’autre, ils affectent une rigidité qui ne permet pas au chef le moindre relâchement 6 . » Plus tard, ils s’entretinrent de littérature. Pas un seul instant le cardinal ne montra qu’il souffrait.
Le 6 août, leduc d’Orléans fit tenir le Conseil dans la chambre du cardinal. Le lendemain, Dubois rédigea des dépêches à l’intention de Vienne. Le médecin du roi écrivit àNocé que la vessie du cardinal était percée en plusieurs endroits. « Vous ne me ferez pas croire que les vessies sont des lanternes », répondit le roué. Le 8 août, les médecins avouèrent au malade qu’il était perdu s’il ne se faisait pas opérer de la vessie. Le cardinal demanda à être transporté de Meudon où il se trouvait jusqu’à Versailles. On l’installa dans une litière du roi qui avança au pas soutenue sur les côtés par quatre domestiques afin d’éviter les secousses. Suivaient trois carrosses à six chevaux, l’un avec les aumôniers, le deuxième avec les médecins, le troisième avec les chirurgiens. Arrivé dans son appartement au château, les médecins lui proposèrent de recevoir les sacrements avant
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