Le temps des illusions
fin dont on connaît les héros. On brûle d’en apprendre la suite pour s’en scandaliser mais aussi pour s’en divertir. Cependant, l’hiver a été très dur pour la plupart des Parisiens. On a congédié les ouvriers de la manufacture des Gobelins ; Paris compte nombre de mendiants et l’aumône est interdite sous peine d’amende. Le thermomètre est descendu jusqu’à moins onze degrés tandis qu’on dansait à l’Opéra. Le froid a été responsable de plusieurs drames. Le plus horrible est certainement celui qui a frappé huit blanchisseuses sur un bateau amarré sur les bords de la Seine. La glace a brutalement rompu le câble qui retenait l’embarcation ; le bateau a été mis en pièces. Sans qu’on ait pu leur porter secours, les malheureuses sont tombées entre les énormes glaçons qui les ont décapitées. L’une de ces femmes qui était enceinte a été coupée par le milieu du corps et la glace lui ayant ouvert le ventre, on a vu la tête d’un enfant qui en sortait…
Les roués, un abbé sans foi et une religieuse sans chemise
Philippe d’Orléans ne se plaît qu’au milieu de ses roués, le duc de Noailles pétillant d’esprit, le marquis de Canillac débauché moralisateur, le marquis de La Fare amusant et spirituel, le marquis de Biron pauvre et chargé de famille, le marquis d’Effiat sans âme ni principes, ancien compagnon du chevalier de Lorraine, Fargis « un de ces jeunes gens de traverse » comme dit Saint-Simon. Parmi tous ces hommes d’esprit de mœurs dissolues, le prince distingue particulièrement le comte de Nocé, ennemi de toute contrainte, paresseux et jouisseur, le duc de Brancas, un étourdi cynique surnommé « la caillette gaie », et le marquis de Broglie effronté et intrigant.
Le Régent n’accorde pas de pouvoir à ses roués. Seul le duc deNoailles jouit d’une certaine influence à la présidence du Conseil des finances. Son véritable conseiller n’est autre que l’abbéDubois, lequel vit dans son ombre depuis vingt-cinq ans et rêve de devenir Premier ministre. On peut douter de la foi de ce clerc tonsuré, d’ailleurs il en doute lui-même. Il participe aux parties fines de son maître au milieu des roués qui le méprisent en raison de ses modestes origines. Aux yeux de ces messieurs, il n’est qu’un misérable parvenu. Fils d’un apothicaire de Brive, il a embrassé la carrière de l’Église parce qu’elle seule lui donnait la chance de s’élever. Après des études de théologie et de philosophie à Paris au collège de Navarre, avec une intelligence à la mesure de son ambition, il est entré comme précepteur chez de grands parlementaires avant de l’être au service du futur Régent. Il a compris la personnalité de cet enfant gâté, paresseux mais très doué, dont il a fait un prince accompli capable de s’affirmer aussi bien sur les champs de bataille que dans la diplomatie, les salons ou même à la tête de l’État. M. le Régent doit beaucoup à l’abbéDubois et même Madame, mère du prince, lui reconnaît « beaucoup de capacité », si elle le trouve « faux et intéressé comme le diable 6 ». Il a accompagné Philippe lors de la campagne de Flandre où il s’est lui-même battu courageusement. Après la paix de Ryswick, il a accompagné l’ambassadeur de France à Londres où il a noué de brillantes relations. Il est parfaitement au fait de la complexité des relations diplomatiques européennes.
Dubois n’a jamais caché son goût pour les femmes. Malgré un physique ingrat et une santé médiocre, il a eu plusieurs maîtresses. Pour l’heure, il reste lié avec l’intrigante Alexandrine deTencin qui s’est découvert un talent pour les cabales et l’espionnage. Elle l’écoute, il lui confie ses projets, elle y collabore et le soutient. C’est rue des Bons-Enfants, dans la chambre située à l’entresol de l’hôtel de la chancellerie d’Orléans donnant sur les jardins du Palais-Royal, qu’ils élaborent leurs plans. Ils sont l’un et l’autre trop cyniques pour s’embarrasser de scrupules moraux ou religieux. Les roués se plaisent à les considérer comme des religieux fornicateurs, mais tous deux rêvent d’une revanche sur ces noblesfiers de leurs ancêtres qui tirent leur gloire de leur seule intimité avec le Régent.
Poursuivant ses ambitions, l’abbé tient à faire reconnaître les droits de Philippe d’Orléans à la couronne de France siLouis XV venait à
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