Le temps des illusions
que de ses charmes dont elle a tout lieu d’être sûre. « Ordinairement son esprit n’a pas de sexe, ditMarivaux, et en même temps ce doit être de tous les esprits de femme le plus aimable quand elle le veut. »
Tous les mardis à midi se réunissent autour de la table de sa salle à manger « les sept sages ». Fontenelle n’a que la rue à traverser pour venir dans ce qu’il appelle « sa maison de plaisance » ; Marivaux ne manquerait pour rien au monde cette visite ; le physicienMairan, le philosopheMirabaud,Boze, un numismate de renom,Astruc, le médecin à la mode complètent le groupe auquel il faut ajouterDuclos qui n’a pas encore trouvé sa voie. Mme de Tencin la lui montrera : c’est son nouvel amant… mais leur liaison reste discrète. L’activité littéraire pour ne pas dire l’invention littéraire est à l’ordre du jour. On discute des œuvres, on improvise des maximes, des apologues, des contes ; on disserte à l’infini sur la problématique de l’amour. On correspond avec des auteurs étrangers et Mme de Tencin écrit régulièrement àMontesquieu qui ne manque jamais de rejoindre le groupe des sages lorsqu’il est à Paris : « Si vous saviez combien nous vous aimons ici, lui dit-elle. Quand je dis nous, c’est que un peu de retenue me prend à la gorge et que je n’ose pas mettre toujours le je, qui serait pourtant plus vrai que le nous, car quoique vous ayez beaucoup d’amis, vous n’en avez aucun qui vous soit si véritablement attaché que moi. Je suis même persuadée que malgré tout leur génie, ils ne vous connaissent pas si bien. Ce n’est pas assurément que j’aie l’impertinence de mettre mes lumières au-dessus des leurs. C’est seulement que mon esprit éclaire mon cœur 6 . »
Les autres jours, Mme deTencin reçoit dans son salon des diplomates, des savants étrangers, des ecclésiastiques et quelques femmes telles que Mme Dupin, la fille du banquier SamuelBernard, Mme Geoffrin, la très riche épouse du propriétaire de laManufacture des glaces, la jeune marquise duChâtelet, mondaine et savante, Mme deMimeure, qui vient d’introduire dans ce cercle AlexisPiron, un Bourguignon à l’esprit gaulois, un rien vulgaire mais boute-en-train, expert en épigrammes scabreuses. Mlle Quinault, une grande actrice du Français, essaie en vain de le civiliser. Son laisser-aller ne choque pas la maîtresse de maison qui aurait mauvaise grâce à jouer les bégueules. Le ton est libre, très libre chez elle, surtout pendant les dîners où l’on cesse de parler de littérature, de science ou de philosophie. La chère est excellente. Les plaisanteries, les anecdotes, les bons mots fusent de toutes parts. On admet toutes les opinions. Cette proximité des intelligences qui se complètent rend heureux tous les invités.
Citant Saint-Évremond, Mme Tencin a déclaré àMontesquieu : « Il n’y a de séjour pour les gens d’un certain mérite que les capitales et les capitales selon lui se réduisent à Paris, Londres et Rome et selon moi à Paris seulement. L’envie n’a pas tant de prise ici qu’en province ; on y est plus confondu et moins à portée de se comparer ; d’ailleurs on peut choisir ses sociétés et ses amis et être assuré qu’on est presque inconnu du reste du monde 7 . »
Le reste du monde n’est pas aussi indifférent à Mme deTencin qu’elle veut le laisser croire. De l’autre côté de la Seine, rue de Beaune, s’est installée la marquise duDeffand qui pourrait bien devenir une rivale. Elle reçoitVoltaire, le présidentHénault, d’Argental et Pont-de-Veyle, les deux neveux des Tencin… Oubliées les folies de jeunesse de cette dame, ses nuits agitées dans le cercle du Régent, ses aventures galantes en compagnie de Mme dePrie. Après la mort de cette amie, à laquelle elle est restée fidèle jusqu’à la fin, elle a été bien accueillie à Sceaux grâce au président Hénault, un fidèle de la duchesse duMaine. Ludovise règne sur son royaume avec la même autorité princière que naguère, offre des fêtes à ses thuriféraires, se passionne toujours pour les sciences, les lettres et les arts, mais les frivolités l’occupent avec autant de plaisir. Elle a trouvé en cette égérie décriée de la Régence un esprit à sa mesure et file avec elle une amitié de femme de lettres, assez tyrannique pour celle qu’elle honore. « Je n’ai souvent pas une seule demi-heure de libre, avoue la marquise
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