Le temps des illusions
du Deffand. La société des princesses n’est pas comme celle desautres gens ; on ne peut être leur amie et conserver sa liberté, j’en regrette souvent la perte mais il faut soutenir les partis qu’on a pris quand d’ailleurs ils sont accompagnés de solidité et d’agréments 8 . » De vingt ans la cadette de la duchesse du Maine, Mme du Deffand appartient à une génération moins influencée par le Grand Siècle. Elle fuit la préciosité, recherche la simplicité, et refuse de briller aux dépens de la justesse et du naturel. Elle excelle dans l’art des portraits avec une plume incisive qu’on admire et qu’on redoute. Nouvel astre de Sceaux, elle achève d’apprendre auprès de l’irascible « mouche à miel » l’art de recevoir, de tenir en haleine des invités toujours divers, toujours nouveaux, de les distraire, et de garder ce ton inimitable de la cour du feu roi qui se perpétue en se modernisant avec mille nuances.
Personne ne met en doute l’intelligence et le talent littéraire de cette femme séduisante, surtout pas son discret amant, le présidentHénault, dont elle parle avec une lucidité qui ne ressemble guère à la passion. Mme du Deffand a l’esprit pénétrant mais le cœur sec : « Toutes les qualités de M. le président Hénault et même tous ses défauts sont à l’avantage de la société, dit-elle ; sa vanité lui donne un extrême désir de plaire, sa facilité lui concilie tous les différents caractères et sa faiblesse semble n’ôter à ses vertus que ce qu’elles ont de rude et de sauvage dans les autres […]. On serait tenté quelquefois de croire qu’il ne fait que penser ce qu’il imagine sentir… » Leur liaison est celle de deux mondains qui poursuivent la perfection d’un art de vivre en société. Hénault a également introduit sa maîtresse chez lesBrancas où se retrouvent lesMaurepas,lesMirepoix, lesLa Vallière, le duc deNivernais. Ils appartiennent tous à la Cour, mais leur cercle privé est un foyer du bon ton et du raffinement intellectuel. Mme du Deffand s’y trouve à son aise. Ambitieuse, elle ne souhaite pourtant pas être présentée à la Cour. Elle aurait trop peur de s’ennuyer. Le cardinal y règne en censeur, le roi manque de curiosité et la reine, confite en dévotion, ne pense qu’à ses devoirs. Il faudrait une fée pour réveiller Versailles, mais ce n’est pas un rôle qui la tente. D’ailleurs, aux yeux deFleury, elle passe pour une aventurière de la haute société.
EtVoltaire ? Insaisissable. Il disparaît, revient, se fait aduler, critiquer, rit de tout, souffre en silence et travaille comme un fou. Il adore la bonne compagnie, « un petit troupeau séparé, qui étant riche, bien élevé, instruit, poli est comme la fleur du genre humain ». Il en a goûté les délices au Temple chez le duc de Vendôme, à Sceaux et dans quelques châteaux. Le fils du notaire Arouet a parfaitement intégré le système complexe des bienséances de la vie de société la plus raffinée, mais la réussite mondaine n’est pas pour lui une fin en soi. Depuis le mois de décembre 1731, il s’est installé chez la baronne deFontaine-Martel, qui lui loue un appartement sous les toits dans son hôtel de la rue des Bons-Enfants, à côté du Palais-Royal. Cette dame à l’esprit fort et aux mœurs faciles pendant sa jeunesse n’a pas besoin d’argent, mais elle choisit des pensionnaires susceptibles de la distraire, à condition qu’ils n’aient pas de maîtresse. Elle ne cherche pas de consolations libertines et n’aspire plus qu’aux joies de l’esprit. Chaque dimanche, elle donne un dîner dont les convives forment une petite académie où brilleVoltaire, qui s’est institué son maître en divertissement. Passionnée de théâtre, la « très singulière Martel » accepte que son poète favori joue ses tragédies chez elle avec des comédiens amateurs. Il y a donné Ériphyle , Brutus et L’Indiscret. Si on pu applaudir ces pièces en petit comité, elles se sont soldées par des échecs en public. Chez Mme deTencin, on estime qu’il ferait mieux de renoncer au théâtre. Mais peu importe au poète les propos négatifs qu’on lui rapporte. Il continuera d’écrire des tragédies. En attendant, il remporte un grand succès de librairie avec son Histoire de Charles XII , la biographie de « l’un des personnages les plus singuliers qui eussent paru depuis des siècles, un être d’exception parmi les
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