Le train de la mort
plus petit encore que les autres, et pour combien de temps ? Un jour, deux jours, ou plus ? D’après les pronostics, environ trois jours. Où allons-nous ? Dachau, Buchenwald, Auschwitz, Struthof ? Même question. Que va-t-il se passer pendant le trajet, à l’arrivée ? Suprême cruauté de nous laisser toujours dans l’incertitude. Par contre, ce qu’il y a de certain, c’est que nous n’avons pas d’eau : il y a un baril mais il est vide !… Nous allons manquer d’air rapidement, car il y a pour toute ouverture deux lucarnes de soixante-quinze centimètres sur cinquante centimètres environ, diamétralement opposées, barrées de barbelés. L’air ne circule pas ; déjà ceux du milieu du wagon s’en plaignent et il va falloir prendre des dispositions rapidement pour parer à ce fait. Nous ne pouvons tous rester debout, et nous ne pouvons tous nous asseoir. Nos yeux s’accoutument à la demi-obscurité. Nous décidons d’établir un roulement : une quinzaine resteront debout pendant que les autres seront assis par terre ; emboîtés les uns dans les autres ; dos contre poitrine, cuisses contre cuisses. Le professeur Vlès est derrière moi, Rollot entre mes jambes. La confiance renaît et le moral est bon ; des blagues faciles sont lancées « boîtes de sardines, chevaux en long », certains fredonnent une chanson en attendant le départ, le grand départ…
7 h 30 – Compiègne gare (wagon Sirvent).
— J’avais lxxi été séparé de mes amis, de ceux qui, depuis Limoges, avaient cheminé près de moi, au fil des étapes déjà dures. J’étais seul sur les rangs avec Pascal de Lucas, vingt et un ans, un petit instituteur de Nice qui avait partagé ma cellule. Malgré les tortures subies dans les interrogatoires, ce qu’il disait de sa jeunesse sur la Côte d’Azur, de ses rêves du maquis, ensoleillait nos moments difficiles et colorait le jour gris de la prison. Ce départ au petit jour cependant l’impressionnait ; il cherchait d’un regard vide nos camarades entraînés vers d’autres wagons : c’était le matin de sa mort.
— Un fourgon à bestiaux nous engloutit. Nous nous sommes trouvés tassés, tout de suite paralysés dans une masse humaine coagulée de cent un hommes, là où quarante auraient été serrés. La porte roula sur sa glissière, nous laissant dans la pénombre, à demi hébétés… Le bourreau prenait sa charge de morts vivants. Nous nous sommes trouvés tout à coup face à face avec cette chose insurmontable, impensable. Il nous fallait maintenant tenir jusqu’au bout des journées à venir. Or les transports en Allemagne duraient, disait-on, quatre, six, parfois huit et dix jours. Tenir ou mourir, mais comment ?
— La porte se rouvrit avec fracas. Un grand officier noir, un papier à la main, demanda en français : « Qui a écrit cette carte ? » Nous étions éblouis par le jour. Personne ne répondit. La question se reposa avec des menaces. Alors un jeune homme, dans le fond, dit : « C’est moi. »
— Comme un taureau, un SS sauta dans le tas, piétinant les hommes en hurlant. Il bondit sur le gars. Je ne voyais que son dos puissant, sa nuque énorme sous le casque et ses poings terribles qui frappaient. Il sortit le Français et le jeta sur le quai. À nouveau, la porte roula. Tous dehors se ruèrent sur lui. Ils l’ont écrasé à coups de bottes. Nous l’avons entendu hurler d’une voix qui faiblissait, puis le silence. La porte s’est rouverte et ils l’ont jeté sanglant sur nos têtes. Ce Français avait écrit sur une carte postale : « Je pars pour l’Allemagne. Vive la Résistance ! » Dans la pénombre du wagon, nous avons réussi à faire assez de place pour qu’il soit allongé et qu’il meure en paix.
7 h 30 – Compiègne gare (wagon Puyo).
— En lxxii montant dans le wagon, le feldgendarme qui se tient près du marchepied et nous compte aperçoit un petit liséré vert à la boutonnière de ma veste : « Qu’est-ce que c’est ? » et en même temps me lance une gifle retentissante. Je me précipite pour monter, pour fuir les coups ; il me raccroche et me pose la même question : « Qu’est-ce que c’est ? » Je réponds : « Croix de guerre ». Il arrache le liséré et j’en suis quitte pour monter dans le wagon avec un magistral coup de crosse dont je me serais bien passé.
7 h 40 — Compiègne gare (wagon Habermacher).
— Je lxxiii me retrouve avec Claude
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