Le train de la mort
Quelques gestes d’au revoir de la main, mais pas une parole. La gorge est serrée, contractée. C’est déjà fini. Je me retourne fréquemment mais je ne la verrai plus. Alors je me décontracte, je respire plus profondément. Le moment le plus dur, celui que j’appréhendais le plus est passé.
7 h 55 – Compiègne gare (wagon de 80).
La seconde colonne est enfournée. Le dernier carré, compté et recompté, ne se compose que de quatre-vingts têtes. Longue conversation des gardiens et puis :
— Embarquez !
Ce wagon ne sera jamais « complété ». « Large » relatif pour les quatre-vingts « voyageurs ».
— Au lxxv commandement je n’ai pas hésité à grimper. Je n’ai pas attendu que nos gardiens me poussent « gentiment ». Monté le premier, je me suis précipité à une lucarne protégée par des fils de fer barbelés et j’ai obstinément refusé de la quitter durant cet interminable voyage. Mes camarades disaient : « Petit sors-toi de là. » Mais le petit se souvenant de ce qu’un Espagnol rencontré à Compiègne lui avait dit, n’a pas voulu bouger. Cet Espagnol m’avait fait cette recommandation : « Toi qui es jeune et leste monte vite dans le wagon et ne quitte pas la lucarne. » Peut-être est-ce à cet égoïsme que je dois la vie.
— Je fus lxxvi le dernier à monter dans le wagon où se trouvaient déjà quelques camarades du Mans connus à la prison militaire : Soyer, Jardin père et fils, Sable et Colas. Comme aucune place ne restait dans le wagon pour le dernier rentrant, je dus m’installer sur la « tinette » et c’est sur ce siège improvisé que je fis en grande partie le voyage jusqu’à Dachau.
— Le lxxvii wagon était muni d’une vigie occupée par un Allemand. Nous avions réussi à rester groupés entre amis de Résistance dans le coin avant droit. Émile Modère avait une jambe dans le plâtre (fracture alors que nous faisions de l’escalade, peu avant son arrestation). Maurice Perrot était tondu. Il s’était fait teindre les cheveux en blond pour ne pas être reconnu. En prison et à Compiègne, ses cheveux avaient repoussé et la base en était noire. Comme nous nous moquions de lui, il s’était fait tondre si bien qu’il aura de l’avance sur nous lorsque nous arriverons à Dachau. Petit avait imprimé des drapeaux tricolores. Guerzoni avait été pris dans un maquis près de Semur-en-Auxois, Petitot était réfractaire et il s’était querellé avec un Allemand dans un tramway. L’Allemand avait tenté de l’arrêter. Petitot avait sauté en marche et, poursuivi par une meute de soldats, avait joué de malchance. Champion de course à pied, il aurait pu s’échapper s’il ne s’était engagé dans une impasse.
8 h 35 – Soissons gare.
Sur le quai n° 1 – uniforme bleu-gris, frappé de la croix rouge – la comtesse Olivier de La Rochefoucauld, M me de Pennart et trois infirmières remplissent des bidons d’eau. Le comité de la Croix-Rouge de Soissons a été prévenu discrètement, la veille, par le chef de gare Boquilion.
M me de Pennart tremble. Elle est émue aux larmes. Elle fixe le quai n° 2 désert. Là… entre les deux postes d’aiguillage… Le 18 juin… il y a deux semaines jour pour jour… elle a aperçu son mari à la lucarne d’un wagon de déportés. Voie n° I, voie n° II, le quai, les gardes en armes, les wagons, des signes, des cris… le train est reparti sans qu’elle puisse traverser… moins de quinze mètres…
— Bonjour, mesdames. Ils seront là vers 9 heures, 9 h 30.
8 h 45 – Compiègne gare.
Accompagné d’une sentinelle, Alfred Pâques qui va diriger la manœuvre d’attelage, s’est placé une cinquantaine de mètres en avant des premiers éléments du 7909. La cabine d’aiguillage raccorde la VI et « sonne » le dépôt. Alfred Pâques lève le bras.
Martial Dorgny aux commandes de la 230 D se retourne vers Coville. Le chauffeur ouvre le purgeur. Un tourbillon de vapeur blanche enveloppe la machine.
Avec douceur, de la paume de la main, Dorgny lance le volant du régulateur. Les cent vingt tonnes de la machine et du tender vibrent, les roues libérées mordent le rail, le gigantesque puzzle de fer, d’eau et de charbon glisse en se raclant la gorge.
— Alors et moi ? Vous m’oubliez ?
Rieder, les deux mains à la rampe, grimpe à bord.
— Ça ne m’amuse pas, mais je suis du voyage. Je suis devenu le guetteur avions,
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