Le train de la mort
pas cette ventilation. L’ouverture des deux lucarnes n’est du reste pas suffisante pour assurer ce renouvellement. Notre situation n’est guère brillante et chacun s’en rend parfaitement compte.
Mes pieds pataugent dans un liquide visqueux ; il devient donc impossible de continuer à s’asseoir ; nous venons du reste de constater que le gaz carbonique commence à stagner au ras du plancher.
Notre position devient pénible. Je suffoque. L’air chaud absorbé brûle mes poumons. Mon corps est ruisselant de sueur. Mon épiderme en contact permanent avec ceux de mes voisins s’irrite et me brûle.
Des cloques se sont formées et certaines ont éclaté ; en sorte que la sueur s’écoulant sur cette peau à vif m’arrache malgré moi des cris de douleur.
Le calme apparent de tout à l’heure a fait place à une rumeur bruyante. Certains réclament de l’air, d’autres de l’eau, une personne âgée s’est trouvée mal. Tout cela augmente considérablement la tension nerveuse. Je sens que déjà la mort plane sur nos têtes. D’un commun accord, nous avons décidé, pour pallier le manque d’oxygène, que chacun d’entre nous passerait une minute à la lucarne pour respirer l’air de l’extérieur. Aussitôt une procession s’organise. Malgré la discipline de chacun, cette opération ne va pas sans heurts. Certains trouvent que c’est beaucoup trop long, d’autres accusent nos voisins de tricherie ; il faut toute l’autorité de quelques-uns pour empêcher que cette procession ne dégénère en pugilat. Au-dehors, toujours un soleil de plomb qui surchauffe les parois de notre wagon. Nous sommes en pleine campagne. Mais que se passe-t-il ? Ceux qui sont près des fenêtres hurlent : « À boire de l’eau, de l’eau. »
Ces mots se répercutent en écho le long du convoi. Nous nous interrogeons du regard. La folie nous gagne et chacun tente de parvenir à une lucarne pour comprendre ce qui motive ces hurlements. Notre train est arrêté juste à hauteur d’un étang. Et sur ces bords, des paysans travaillent aux champs.
À nos cris, à nos gestes, ils ont compris le drame. Rapidement à l’aide de récipients les plus divers, ils puisent dans la mare et s’efforcent non sans danger de nous donner de cette eau croupissante mais combien précieuse pour nous. Après une sérieuse bousculade, je parviens à m’approcher de la lucarne et à boire quelques gorgées d’eau qui coule de la gueule d’un arrosoir introduite au travers des barbelés.
La joie, le bien-être que j’en ressens est indéfinissable. Le feu qui rongeait ma gorge depuis des heures s’est éteint. Je resterais là à boire de cette eau miraculeuse, mais bientôt, trop tôt, je suis éjecté par d’autres qui veulent à leur tour étancher leur soif. L’instinct de bête nous domine tous. Merci brave paysan anonyme pour cette eau que tu nous as donnée et qui a permis à certains d’entre nous de survivre.
L’eau que nous avons absorbée il y a quelques instants nous fait transpirer abondamment et la sueur qui ruisselle de chaque corps est aussitôt, sous l’effet de la chaleur, transformée en vapeur suffocante.
Notre peau est écarlate et nous brûle partout. Au prix d’un effort surhumain, je parviens à me débarrasser des quelques vêtements que je porte encore : mon pantalon m’a brûlé les jambes. C’est une vision d’enfer qui, maintenant, se présente à moi. Nous sommes tous nus, grouillant et fumant comme au pied de la marmite de Satan et, malgré cette nudité, nous sentons sur tout le corps le feu qui nous dévore.
Certains, ne pouvant retenir leur soif plus longtemps, urinent dans leur quart ou dans leur main et boivent ce liquide qui ne tarde pas à leur mettre la gorge et l’estomac en feu et leur arrache des cris de déments.
Un autre, avec son couteau, s’est entaillé la main et suce avec avidité son propre sang.
La folie collective approche à grands pas.
L’air que je respire me brûle les narines, la gorge et les poumons. Ma langue a enflé dans de telles proportions que je ne respire pratiquement plus que par le nez. J’ai l’impression d’étouffer. Mes pieds qui baignent dans une mare d’excréments et d’urine, me brûlent terriblement ; mes jambes me font mal et ont grand-peine à me porter. Si cette situation ne s’améliore pas rapidement, je crois que pour moi et beaucoup d’autres notre voyage va bientôt se terminer.
11 h 30 – 14 heures –
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