Le train de la mort
était la réponse.
— Si quelques camarades sont morts à peu près calmement, un plus grand nombre ont eu une fin agitée et quelquefois horrible. La force de ces derniers, quelques instants avant la fin, a été d’une puissance insoupçonnée. Les réflexes, particulièrement désordonnés dans l’entassement qui était le nôtre, au milieu de notre impuissance physique et morale, ont atteint les plus forts et ceux qui conservaient encore un peu de lucidité… Tous ces souvenirs, que je garde jalousement, comme un bien personnel et atroce, sont de ceux qui m’ont permis d’avoir de l’homme, à la fois peur, commisération, mais aussi beaucoup d’amour.
*
* *
Près cxx du tiers du wagon se compose de fous furieux. Le premier cas s’est produit sur un tout jeune homme, sorti récemment d’un sanatorium. Il étouffe, il veut à tout prix prendre l’air à la fenêtre… Il y arrive tant bien que mal… Il veut rester à cette place bénie, mais impossible…
— Sortez-le de là, crient les hommes, il bouche l’air ; nous allons crever.
Et de force on lui fait dégager la fenêtre. Il reprend sa place et se met à geindre. Un quart d’heure après il était mort. Son frère qui était aussi dans le même wagon rentre dans une colère furieuse. Il reproche aux autres d’être la cause de la mort de son frère. Il crie, il vitupère :
— Vous avez tué mon frère !…
Une bataille rangée s’en suit et l’on compte un deuxième mort. Les deux frères… Puis c’est un gaillard immense qui se lève, avec une figure grimaçante. Saisissant son voisin par le cou, de ses énormes mains, il l’étrangle. La terreur s’empare de tous. L’on craint pour sa vie, il faut la défendre. Tous se coalisent contre l’énergumène… Le spectacle est terrifiant dans cette pénombre. Des corps s’enlacent, tombent, se relèvent, tous crient :
— Séparez-les !
Mais la chose est impossible. Les combattants exténués s’abattent et certains meurent quelques minutes après. Le docteur Allard, de Saint-Pal en Chalençon, qui est mon voisin, se lève de sa place… prend une serviette, et pendant des heures il l’agitera pour renouveler l’air. Grâce à lui, des morts sont arrêtées. Dans un coin du wagon, ce ne sont plus des cris de rage, ou de colère, mais des appels de détresse. Les hommes sentent que leur fin approche :
— Maman !
— Marie !
— Louise !
Ce sont des visages féminins qui sont évoqués à l’heure suprême, des visages chers… Et de crier :
— Non ! Non ! Je ne veux pas mourir.
Ceux qui sont encore à demi conscients sont atterrés par cette vision horrible. Ce pêle-mêle des morts et des mourants, de fous et de moribonds, présente un spectacle dantesque. Il y a vraiment de quoi perdre la tête.
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* *
C’est Georges Fauconnier qui a maîtrisé le « gaillard immense aux mains énormes ». Ils l’ont ligoté. Il est mort peu après. Puis, Marcel Ballesdant, près de Jacques Bronchard, éclate de rire, danse en chantant et s’affaisse. Bronchard à son tour s’effondre et c’est le docteur Allard qui lui soulève la tête, l’oblige à respirer, à vivre. Albert Pelot sort deux mouchoirs de sa poche, s’évente et s’évanouit. François Wicher ne pense plus qu’à une chose : « Tenir debout. Tenir debout. » Claude Laval, une serviette de toilette en main « ventile » sept ou huit camarades. Mazic, Migeat profitent de ce « courant d’air ». Martin, un chauffeur de poids lourds ne cesse de répéter :
— Allez les gars ! Faut pas s’énerver ! Faut pas s’énerver ! On est pas des gonzesses. Faut pas s’énerver, faut pas se bagarrer ; on ferait mieux de chanter une chanson…
Migeat, légèrement bousculé par un jeune garçon de Limoges, ne peut se retenir et le gifle :
— J’ai cxxi alors senti sur moi le regard de Claude Laval. Nous nous étions promis, entre anciens scouts, de rester maître de soi, quoi qu’il arrive. J’ai alors pris ce gosse par les épaules et en pleurant je lui ai demandé pardon.
Ce « gosse », c’était sans doute Bruno Balp, le benjamin du wagon. Il n’a pas encore dix-huit ans. Il a été arrêté avec son frère Jean et son père Pierre. Pierre Balp a soixante ans. Ses deux fils le soutiendront tout au long du voyage, le protégeront des attaques, des coups, le hisseront à la lucarne. Après Dachau, tous trois retrouveront la France.
11 h 30 – 14 heures
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