Le train de la mort
près de la paroi, vers le milieu du wagon, j’ai échappé par miracle à la tuerie. Tout à coup mes oreilles bourdonnent ; j’entends des cloches et revois les pendaisons de Tulle… Je m’effondre. Par chance mon camarade Boulant de Tulle est près de moi, me calme, me soutient. Je lui dois sûrement la vie (le malheureux mourra d’œdème en février 45 à Dachau). Que se passe-t-il alors ? Combien de temps resterai-je inconscient ?
Albert Charpentier compte les morts.
— Seize cxxiii déjà ont perdu la vie à Saint-Brice et cet arrêt en plein midi, sous une chape de plomb, à quelques mètres d’un bois sans ombre, dont pas un arbre, pas une feuille ne bouge, cet arrêt va se prolonger trois longues heures. Je vis à demi hébété, inconscient, ne sachant plus ce qui m’arrive.
— Je suis cxxiv resté un laps de temps sans connaissance ; revenu à moi, je ne sais comment j’ai vu mes camarades, la bouche moussante, les yeux hagards. J’ai eu peur. En titubant je me suis dirigé vers la tinette, en marchant sur des cadavres. La tinette débordait. Je n’ai pas hésité. Je suis rentré dedans.
— Maintenant cxxv c’est chacun pour soi. Grâce à un couteau que j’ai réussi à camoufler, j’ai creusé entre deux lames du plancher une fente qui me permet de respirer un peu d’air pur. Puis j’ai dû perdre connaissance car je ne me souviens plus de rien.
— Dans cxxvi un petit champ (à côté du passage à niveau), des bineurs de betteraves. Ils remplissent quelques bouteilles dans une flaque d’eau stagnante. Je suis surpris que les gardiens les laissent nous les remettre. Je me saisis d’un flacon et avant que je n’aie pu le porter à mes lèvres, il m’est subtilisé… l’incident m’a porté sur le côté gauche du wagon où je retrouve Pierre Germaine, le docteur Bouvier et Marcel Doré qui me dit qu’il va tenter de s’approcher de la fenêtre, mais il tombe avant d’y parvenir. Le temps de prendre ma respiration, je fais écarter tout le monde afin de voir ce qui arrive à mon ami. Ses yeux sont fixés du côté gauche. J’appelle le docteur Bouvier qui se penche sur lui comme je viens de le faire quelques secondes auparavant, il tente d’écouter un battement du cœur. Il me regarde : « Marcel est mort. » Nous nous écartons. Je fais le signe de croix. Un jeune homme se met à crier : « Je veux sortir. » Le docteur Bouvier dit : « J’ai le devoir de vous dire qu’il faut rester calmes. C’est la règle qu’observent les mineurs quand ils sont emmurés…» Une voix du fond du wagon lui répond : « Ferme ta gueule, gibier de potence. »
11 h 30 – 14 heures – Saint-Brice.
Le maraîcher Ledru branche sa lance d’arrosage, débloque le robinet et vise une lucarne.
M me Pinel profite de l’absence de sentinelles pour ramasser un « carton »… C’est une carte syndicale d’une usine de Tulle. Elle porte une vingtaine de noms et adresses. Le soir même, le maire de Saint-Brice, M. Vaillant, expédiera à Tulle vingt lettres. Toujours pas de gardes.
M me Pinel remplit des casseroles, des seaux, des arrosoirs. Les voisins, les amis, les passants… Pierre Manjeau, Jean Billaudelle, Louis Heutard, Réjane Pasquier… établissent une navette.
Wagon Sirvent.
— Ne vous battez pas ! Ne vous battez pas ! Des paysans distribuent de l’eau.
Le voisin de Roger Bellot enlève ses bottes et les passe à Albert Cognet. Les bottes remplies se vident à moitié en franchissant les barbelés de la lucarne.
— À moi !
Un jeune s’empare d’une botte et la renverse sur son visage.
— Salaud !
Dans la seconde moitié du wagon, Jean Mercier cxxvii , Jean Lassus cxxviii et Guy Forestier cxxix réussissent, tant bien que mal, à maintenir un peu d’ordre. Ils sont aidés par un groupe d’officiers de l’organisation de Résistance de l’Armée.
*
* *
Nos appels cxxx au secours étaient sans réponse. Nous avons aidé à grimper à la lucarne un instituteur alsacien. Il appela la sentinelle qui s’intéressait à nous avec mépris. Dans une conversation terrible en allemand, il répondit d’abord qu’on allait repartir, puis qu’on allait descendre, puis qu’il ne pouvait rien faire, puis que nous allions tous crever et que c’était bien.
Nous allions crever, et crever fous.
Était-ce décidé d’avance ? Un hasard peut-être que cet arrêt, dans la fournaise de juillet. Mais l’escorte, sûre de
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