Le train de la mort
– Saint-Brice.
L’oncle de M me Lapierre sort de la cuisine, « l’ardoise » des « commissions » à la main :
— Qu’est-ce que c’est encore que cette invention ?
— Ils ne veulent pas qu’on approche. On ne peut pas leur parler, alors comme ils demandent tous où ils sont…
Et l’oncle Lapierre inscrit à la craie, sur l’ardoise : « Entre Saint-Brice et Reims. »
Puis l’ardoise, bien haut au-dessus de sa tête, il suit la voie…
Wagon Guérin-Canac.
Marcel Guérin, qui n’a pas encore touché à son bidon, rempli d’eau à Compiègne, décide de distribuer une gorgée aux plus assoiffés ;
— Ah malheur !… Que n’avais-je pas fait ? Ce fut une ruée vers ce bidon et les premières bagarres éclatèrent.
Le wagon est arrêté contre le passage à niveau de Saint-Charles.
— Ah ! Boire cxxii ! se plonger dans l’eau !… justement à ce moment, une brave garde-barrière aidée de ses enfants réussit à nous faire passer quelques bouteilles d’eau. D’autres cheminots font de même. Pendant ce temps, certains d’entre nous griffonnent en hâte quelques mots sur un bout de papier qu’ils jettent dehors dans l’espoir qu’il parviendra à leur famille. Dès l’arrivée des premières bouteilles, c’est la bagarre dans le wagon. Celui qui a la bouteille, insensible aux appels de ses camarades, veut la vider d’un trait. Il faut la lui arracher de force. À des moments pareils, plus rien ne compte : l’amitié, la solidarité ! Vains mots en la circonstance. Ce spectacle est d’une infinie tristesse pour ceux qui restent encore lucides.
— Le premier, l’adjudant Didelot, mon fidèle collaborateur, à l’École Militaire de Tulle, la face violacée, les yeux révulsés s’avance vers moi en titubant, indifférent aux plaintes de ceux qu’il bouscule ou sur lesquels il marche. D’une poussée désespérée, il se fraye un passage à travers tous ces corps affalés, pêle-mêle, depuis le coin opposé du wagon et s’effondre à mes pieds. « Mais il va mourir, il étouffe ! » dis-je à mes camarades. Nous essayons de le sauver, mais comment ? Nous le hissons vers l’air ; avec un mouchoir, à demi inconscient, je pratique même sur lui des tractions de la langue ! Tout a été inutile. Nous n’avons plus qu’à le laisser mourir et attendre notre tour. Dans la pénombre du wagon, des cris, des plaintes, des râles s’élèvent de toutes parts. C’est la tragédie dans toute son horreur. À terre, un entrelacs de bras, de jambes, de corps affalés. Ceux qui, sur le plancher hoquètent dans une atmosphère irrespirable sont piétinés par d’autres qui, debout, deviennent subitement fous furieux. C’est la mêlée générale. Des crises de démence subite, secouent notre voiture ; elles s’apaisent, reprennent, s’apaisent pour reprendre encore. Des cris dominent par moments le tumulte : « Fusillez-nous ! Au moins fusillez-nous ! Qu’on en finisse ! » Les uns foncent tête baissée contre les parois en renversant tout sur leur passage et retombent pour ne plus se relever. D’autres se ruent aux ouvertures à pleines mains aux barbelés et hurlent !… Tac, tac, tac !… Une rafale de mitraillette part de la vigie de notre wagon. D’autres se battent. S’armant dans leur folie de tout ce qu’ils trouvent : souliers, bouteilles, poinçons et même couteaux, ils frappent dans le tas à coups redoublés. Des hommes s’assomment, s’étranglent, se crèvent les yeux en appelant qui un père ou une mère, qui une femme et des enfants. Adossés aux parois, les plus lucides se protègent de leur mieux en abattant parfois d’un coup de poing leur agresseur. Malheur à celui qui tombe ! Des plaintes, des appels fusent de partout : « Je meurs ! Maman ! Je suis innocent ! » D’autres : « Vive de Gaulle ! Vive la France ! » Le sang gicle ; j’en suis éclaboussé… À un moment, deux jeunes garçons, maîtres d’internat à Tulle, Beaudiffier et André, sont venus près de moi. « J’en peux plus, j’en peux plus ! » disait Beaudiffier. « Reste calme, ne bouge pas, respire près de l’ouverture ! » Mais ils n’ont pas tenu plus de quelques minutes. À leur tour, ils ont plongé sur le tas de corps qui jonchait le milieu du wagon ; j’entends encore ces râles affreux, ces hoquets qui agitaient convulsivement ce magma de corps ! Pauvres gosses ! Dix-huit ans à peine !
— Debout
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