Le train de la mort
J’entends un bruit étrange fait de raclements et de sifflements. Une masse pesante me paralyse les jambes. De chaque côté de mon corps, je sens une matière flasque et poisseuse. Une voix parvient à mes oreilles bourdonnantes.
Peu à peu je reprends connaissance, des scènes horribles me reviennent tout de suite en mémoire et malgré l’obscurité je sais que ce poids et cette chose qui me retiennent sont « du cadavre ». Je suis prisonnier des morts. La voix que j’entends devient de plus en plus distincte. Quelqu’un me parle. C’est Jean Mercier. Il me ramène à la réalité et l’esprit plus clair j’apprends que je suis tombé. Je me rappelle la ceinture, mon fragile soutien. Il a dû céder sous le poids de mon corps ou je l’ai lâché. J’ai déliré et Mercier me dit que je lui ai raconté des histoires, histoires familiales ou sentimentales, et sa voix goguenarde, malgré le tragique de la situation, me rappelle mes égarements liés à des événements du passé et ceux-ci, dans ce dramatique instant, me paraissent très proches. Au fur et à mesure que la nuit s’écoule, l’atmosphère devient plus respirable. Couvrant ce bruit étrange qui n’est autre que le râle des mourants, des paroles s’échangent entre vivants.
J’appelle Jean-Marc Laurent, un très jeune camarade qui était mon voisin de cellule à la Citadelle d’Amiens. Je suis heureux d’entendre une réponse. Il me dit que ça va bien, que Ballin, un gendarme de Rosières (Somme) est avec lui. Gaillet d’Amiens et Desjardin, de Poulainville, répondent également… et les autres ? Beaucoup sont morts et ainsi pendant de longs moments les rescapés s’interrogent. L’un de nous commande : « Comptez-vous ! un ! » Chacun répond. De cette façon nous apprenons que nous sommes trente-six survivants. Seuls répondent à la trente-sixième voix les râles de plus en plus faibles des moribonds. Nous attendons le jour et avec lui nous découvrons une scène abominable.
Sur une épaisseur de près d’un mètre les corps sont enchevêtrés. Je me sors de mon inconfortable situation. Je suis coincé entre les cuisses d’un mort et ses genoux remontés me servent de points d’appui. Je tire sur ses jambes. Le pantalon ne suit pas. Je le récupère mais je perds mes souliers dans cette délicate opération. Nous décidons de rassembler les victimes dans une partie du wagon. Besogne pénible car la plupart de ces pauvres morts ont les yeux grands ouverts, et le corps meurtri par nos piétinements. Ils sont effrayants à voir.
Les quelques Picards rescapés que nous sommes, recouvrons nos infortunés camarades. Nous en découvrons dans la position assise qu’ils avaient malheureusement adoptée au départ. Nous identifions parmi eux Maurice Thedié, René Bernard, Pierre Delplanque, Jean Caron, Marcel Vion, Marcel Ricbeter, Joseph Trodet. Le pauvre Trodet, père de huit enfants qui, par camaraderie et bien qu’ayant été affecté au camp de Royallieu en qualité de jardinier, avait sollicité sa déportation pour ne pas quitter ses compagnons de détention.
Soixante-quatre cadavres sont empilés et cette masse énorme, monstrueux tas de chairs en putréfaction, s’agite au rythme du train. Nous les recouvrons avec les couvertures que nous trouvons.
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Soixante-quatre morts ccxiii que nous avons rassemblés en tas dans le wagon afin de ne pas marcher sur eux. Nous avons uni nos forces dans ce travail… Cette nuit ne s’effacera jamais de ma mémoire car entendre, en pleine nuit, chanter par un certain nombre, Magnificat , je vous assure que c’est vraiment lugubre. (Réflexion personnelle : on n’aura, je l’espère, jamais à refaire un tel voyage mais si ceci, malheureusement, venait à se reproduire, il faudrait tout de suite tuer ceux qui deviennent fous…)
Wagon Guérin-Canac.
Il s’agit ccxiv maintenant de compter les morts. Il y en a partout dans le wagon, dans toutes les positions, la face violacée, les yeux révulsés, le ventre gonflé, couverts de déjections, affreusement déformés ! Nous armant de courage, les plus valides d’entre nous s’emparent des cadavres et nous les empilons péniblement dans un coin du wagon, tel un tas de fagots ! Nous sommes si épuisés que nous ne pouvons les soulever qu’à grand-peine. « Tiens, c’est un tel !… Tiens, ici c’est X ; là c’est… Y… ! » Chacun donne libre cours à sa surprise douloureuse en découvrant un ami
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