Le train de la mort
dix…» Combien sommes-nous encore ? « Quinze, seize, dix-sept. »
C’est tout, personne ne répond plus. Quelques-uns sont seulement évanouis et reviendront avec la fraîcheur de la nuit. Nous nous retrouverons vingt-quatre et un blessé grave. « Vingt-cinq sur cent…»
— Nous nous endormîmes ccvii épuisés, couchés sur les cadavres pour matelas. Les corps s’étaient démesurément gonflés, les visages étaient devenus violets, les lèvres bleuies, des faces affreusement grimaçantes et diaboliques, épouvantables à voir. On ne reconnaissait déjà plus ses amis… Et sur ce charnier, sur deux ou trois couches superposées de cadavres, survivaient quelques hommes muets, désemparés, hébétés, stupides, hagards.
— Après la chaleur et le manque d’air, une odeur infecte s’était répandue dans le wagon. Nous nous couvrions la bouche et le nez de torchons, de serviettes, de chemises. Parfois certains se déplaçaient et, en marchant sur les cadavres, on entendait le gargouillement sinistre des corps se vidant comme celui d’un soulier qui s’enfonce dans la vase d’un marécage.
— Pour éviter le contact avec les morts, je m’étais assis sur le tonneau que j’avais retourné… Un homme allongé près de moi suçait par moment le genou d’un cadavre et souriait stupidement ; ce n’était plus le délire de l’agonie qui l’avait saisi, mais bien la folie.
— Il y avait ccviii près de moi le corps d’un jeune Lillois. Il portait autour du cou une médaille en or. Quelqu’un a arraché cette médaille, alors Barcos a simplement dit : « Tu n’as pas honte ? Tu vas remettre cette médaille immédiatement. » L’autre a enfilé la médaille. Puis il a fait un nœud à la chaîne. Il a dit : « Pardon. » Il a changé de coin.
Wagon Fonfrède.
J’étais ccix vivant, après avoir passé la nuit la bouche collée contre le plancher, à la fente de la porte coulissante… Il avait fallu aspirer avec force l’air qui ne voulait pas venir… Chaque gorgée de ce souffle pur était un véritable délice et je le comparais à la sensation que provoque l’eau claire et fraîche d’une fontaine après une longue marche au soleil… Deux camarades étaient restés étendus sur mon dos, aspirant cet air par-dessus ma tête.
J’essayai de bouger. Mes efforts restèrent vains… Mes deux jambes étaient prises sous une masse humaine, et mes deux pieds étaient coincés sous la tête glacée du fou… qui avait tout de même réussi à mourir… Je ne réalisai d’ailleurs cette situation qu’après lui avoir involontairement tâté la figure, et je me rejetai en arrière, terrorisé.
Les rescapés comptèrent les morts, puis les alignèrent, les empilèrent au milieu du wagon, pour faire de la place… Ils étaient déjà raidis dans des positions incommodes et leurs visages se noircissaient. On les recouvrit d’un peu de paille… Ils sentaient mauvais et l’on craignait à tout instant l’éclatement de leurs corps gonflés de gaz…
Un camarade se leva alors et demanda une minute de silence par respect pour les morts, puis, aux croyants, de bien vouloir réciter avec lui quelques prières :
— Notre père qui êtes aux cieux…
— … Délivrez-nous du mal.
Wagon Lutz.
— Dans la nuit ccx nous décidons l’évasion. Des compagnons possèdent des lames de scie à métaux dans les coutures de leurs pantalons. Une partie du wagon comprenant ce que nous allons faire s’y oppose par peur de représailles. Que sont-ils ces gens-là ? Je me le demande encore aujourd’hui. Nous sommes sans réaction, paralysés par l’atmosphère viciée. René Milienne, directeur du Petit Parisien, nous dit : « Partez si vous le pouvez encore. » Je vois mes espoirs s’effondrer. Quelle déception ! Je comptais tellement m’évader. J’en étouffe. C’est affreux. Adieu l’évasion, tout est abandonné.
— Pourquoi ccxi l’évasion n’eut pas lien, je ne m’en souviens pas. La torpeur de la nuit, la fatigue surtout, y furent sans doute pour quelque chose. Je « soigne », je « conseille ». Je me souviens d’un jeune garçon malade, et remis d’aplomb car son mal n’était qu’un grand chagrin. Il avait peur de ne plus revoir les siens, et son angoisse l’oppressait. C’est un bon souvenir, Nos angoisses confondues, celle que je lui faisais dire et celle que je taisais, toutes deux furent calmées.
Wagon Sirvent.
Il fait ccxii nuit.
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