Le train de la mort
Il est obligé de frotter avec force l’œil droit pour décoller les paupières… Les trois seuls survivants du wagon métallique sont réunis près de la porte coulissante… Le dernier ranimé est le plus bavard :
— Moi je vous dis : ce train, c’est le train de la mort. Pas un de nous n’en réchappera. Vous entendez : « le Train de la Mort » ccxix .
Wagon Garnal-Mamon.
Ils empilent les morts « comme des fagots… membres liés par les ceintures ». Soixante-quinze morts. Assis contre ce mur, « sidéré, ahuri », Jean Guitard.
— Guitard ccxx put encore se relever et même me parler, son œil gauche pendait, il était horriblement défiguré. Il me dit, notamment, qu’il se sentait mourir et me pria d’aller voir sa jeune femme si je revenais en France, pour lui dire qu’il était innocent car il n’avait jamais rien fait ni pour, ni contre les boches. J’ai tenu ma promesse à mon retour d’Allemagne et j’ai déposé sur les circonstances de la mort de mon camarade en vue de faire obtenir l’acte de décès à sa veuve. Cependant, Guitard a tenu encore de nombreuses heures, souffrant atrocement. De l’avis du docteur Garnal, il était possible que Guitard pût réchapper de son horrible blessure à force de soins urgents et attentifs, mais que nous ne pouvions pas, hélas, lui donner en la circonstance. Mais le docteur Garnal ajoutait que même avec ces soins Guitard aurait perdu la vue.
— Nous ccxxi lui avons fait la toilette du visage avec de l’urine…
Wagon Liotier.
— J’ai été ccxxii ramené à la réalité par la sensation d’un froid glacial sur ma joue… C’était la joue de mon camarade Pierre Porte, mort dans la nuit.
— Je veux ccxxiii me mettre debout : impossible ; je suis coincé par huit corps enchevêtrés. Je sors mes jambes avec difficulté mais j’y laisse mes souliers bas.
— La mort ccxxiv aveugle, sans pitié est entrée dans notre wagon et a fauché au hasard, dans nos rangs, trente-deux ccxxv de mes compagnons d’infortune. Ils sont là, mêlés aux survivants qui, avec le peu d’énergie qui leur reste, s’efforcent de sortir de ce charnier. Il me faut une bonne demi-heure d’efforts pour les extraire de ce tas de corps humains. Tout ce que je touche est gluant : les corps de mes voisins morts ou vivants, les vêtements épars, les parois et le plancher, tout ruisselle de sueur, de sang et d’excréments. Mes mains, mon corps n’ont plus de couleur. La vue des autres m’effraie. Aucun d’entre nous n’a visage humain. La peur, la folie, la vision de la mort les a marqués. Écorchés, violacés par l’asphyxie, les narines pincées, les yeux hors des orbites, les lèvres éclatées et démesurément gonflées, la bouche ouverte, la langue tuméfiée et épaisse, voilà l’état dans lequel nous sommes, en cette aube du 3 juillet 1944. Notre train fantôme, inlassablement, poursuit la route, nous cahotant, nous heurtant les uns contre les autres. Des heures ont passé. Chaque survivant à force d’efforts surhumains, est parvenu à s’écarter des morts qui jonchent le parquet, recroquevillés dans leur dernier soubresaut. Dehors, il fait maintenant grand jour et, Dieu merci, le temps est bas, le soleil ne se montre pas, ce qui n’empêche tout de même pas une chaleur accablante à l’intérieur de ce maudit wagon. Chacun d’entre nous, recroquevillé sur lui-même, ressemble à un pantin abandonné. On roule toujours. Au-dehors le ciel bas déverse sur notre convoi une petite pluie fine qui a fait descendre de quelques degrés la température. Malgré cela, il fait encore très chaud. Dans notre cercueil roulant, la situation, sans s’être aggravée, ne s’est guère améliorée. Surmontant la lassitude, nous sommes parvenus, au prix de quels efforts, à empiler les morts au fond du wagon : cette pénible opération nous a permis de récupérer un peu de place. Nous sommes maintenant quatre-vingt-huit : quatre-vingt-huit qui ne valent guère mieux que les morts qui les accompagnent ccxxvi .
Depuis quelques heures, mes camarades s’efforcent, avec une boîte de conserve de récupérer les quelques gouttes d’eau qui tombent du toit du wagon. De temps en temps, les SS de garde tirent des rafales de mitraillettes pour faire entrer les bras à l’intérieur du wagon.
C’est le supplice de Tantale. Il faut des heures pour remplir la boîte à demi ; son contenu est partagé en quinze. L’eau que nous
Weitere Kostenlose Bücher