Le train de la mort
ou un parent parmi les morts. II y en a quarante-six dans le wagon ! Quarante-six sur cent !
Nous nous rangeons dans la partie de la voiture restée libre et essayons de nous asseoir et d’allonger nos jambes si courbaturées. Par bonheur, quel mot dérisoire, par bonheur il pleut à présent. La soif nous torture toujours. L’air a été tellement vicié que la paille et nos boules de pain sont à moitié pourries. Nous-mêmes nous sommes méconnaissables : les yeux creusés par la fièvre et la soif, le visage boursouflé et parsemé de boutons. Nous urinons tout rouge. Étant moins nombreux, nous nous relayons aux ouvertures pour y respirer ou y recueillir dans le creux de la main quelques gouttes d’eau tombant du toit du wagon. Quel délice !
Soudain, un arrêt brusque. Nos gardiens vont et viennent le long du convoi. Je me hasarde à interpeller l’un d’eux et lui demande s’il ne serait pas possible d’enlever nos morts : « Il y en a quarante-six dans notre wagon ! » lui dis-je. Un ricanement haineux : « Ça fait quarante-six cochons de moins ! » (« Es sind 46 Schweine minder ! ») Telle fut la réponse.
Wagon Habermacher.
Dans la nuit ccxv , avec Claude Mathieu et d’autres camarades valides, nous avons profité que les fous s’étaient endormis pour « empiler » les cadavres dans un coin, nous en avons compté plus d’une trentaine… C’était affreux, nous ne pouvions les tenir, leur peau nous glissait dans les mains, ils étaient en décomposition. Puis jusqu’au matin nous avons respiré l’air aux lucarnes. J’ai soif, je donnerais n’importe quoi pour boire car je sens que je ne pourrai plus tenir le coup longtemps. Ma gorge est sèche et de l’écume me vient aux lèvres. J’essaie de ne plus regarder ces cadavres qui me fascinent et d’oublier cette odeur ; je m’assoupis et vois de l’eau, des rivières qui coulent, qui coulent…
Claude me réveille ; il me dit que je lui fais peur quand je dors et aussi de « tenir le coup » car nous allons bientôt arriver et boire ; je ne le contredis pas et le laisse à son bel optimisme. Je n’en reviens pas, c’est un miracle ! Comment lui qui, la veille, était mourant, piétiné par les fous et à moitié étranglé, peut-il me remonter le moral ? Puis je le vois qui, tranquillement, sort de la poche de son pantalon ses lunettes qu’il avait eu la précaution de mettre à l’abri. Elles sont sales de sang et d’autres matières ; il crache dessus pour les nettoyer, mais la salive ne sort plus ; alors il trempe ses doigts dans l’urine… Il déplace ensuite un cadavre qui me gêne et, en lui tapotant les joues lui murmure :
— Tu as de la chance toi, tu n’as plus soif !
Nous parlons de Nancy, et de notre Lorraine natale, où nous avons passé notre jeunesse. Claude me parle de ses parents qui le croient en Afrique dans les Forces Françaises Libres et à qui il n’a pu donner de ses nouvelles. Puis, la soif aidant, nous nous revoyons à la terrasse de la brasserie des « Deux Hémisphères » à Nancy, dégustant de bons demis de bière fraîche, et aussi à la fameuse « Cave aux frites » place du Marché…
Wagon Puyo.
— Le corps ccxvi des morts est déjà soufflé et une odeur pestilentielle se dégage. Que faire ?… Les hommes valides dont je fais partie avec le docteur Allard, décident de faire un tri : regrouper les morts dans un coin, dans l’autre mettre les agonisants. Les valides occuperont l’autre partie du wagon… Nous comptons dix-sept morts.
— J’entends ccxvii des employés qui crient dans une gare où le train est arrêté. Je dors dans la couchette d’un wagon confortable ; je pense aller chercher à boire au buffet, mais je n’ai pas le courage de bouger. Comment descendre de ma couchette ? J’ai su, plus tard, que j’avais perdu connaissance ; que, me croyant mort, mes camarades m’avaient « balancé » sur le tas de cadavres et que j’avais ainsi dormi une partie de la nuit, sauvé parce que, étant en hauteur, j’avais pu respirer.
— J’appelle ccxviii mon frère que j’ai perdu pendant la bousculade. Je le rejoins pratiquement à notre place de départ. Il y a un mort le long de la paroi ; je n’ai pas de place pour m’asseoir. Je passerai la nuit assis sur ce mort qui fait de drôles de gargouillis à chaque cahot du train.
Wagon métallique – André Gonzalès .
Une carapace de sang séché enveloppe son visage.
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