Le train de la mort
rétablissement. Située entre la morgue et le cabinet dentaire réservé aux Prominents et aux Kapos, elle accueillait, dans une salle claire au plancher impeccable, les Tzougangues qui venaient passer leur visite d’incorporation. Dans la tenue du conseil de révision, ils étaient toisés, pesés, auscultés. Deux secrétaires zébrés enregistraient lentement toutes les précisions inscrites sur une petite fiche qu’avait auparavant remplie le Pfleger. Le nombre de dents en or y était, en particulier, exactement inventorié. Depuis les origines, on avait ainsi conservé les dossiers « médicaux » individuels de chaque Haftlingue. Cela en faisait beaucoup : soigneusement étiquetés et classés sur ses rayons, ils garnissaient les cloisons de la pièce. Quand, dans les jours qui précédèrent l’effondrement final, le médecin-chef SS affolé imposa la destruction de ces archives, on s’aperçut que leur tonnage était considérable, au temps qu’il fallut pour les faire brûler – et on devina qu’elles ne devaient pas être dénuées d’intérêt à la vitesse qu’on apporta à les faire disparaître.
— Joseph Joos et un autre Haftlingue assuraient le secrétariat de cette surprenante institution, modèle de ce qui peut se faire dans le genre poudre aux yeux. Le camarade de Joos était un vieux communiste allemand à la tête carrée qui ressemblait au maréchal Hindenbourg. Arrêté dix ans plus tôt à Lübeck, il avait, comme Willy, connu l’indicible. Il me détailla un jour, faussement goguenard, Joos faisant l’interprète, un traitement « maison » qu’il était, assurait-il, un des très rares à avoir surmonté. Il y était question de réduit étrange, sorte de placard où, après l’avoir enfermé, on avait essayé de l’asphyxier scientifiquement pour lui arracher des aveux. Le bon Joos disait de lui que c’était un vieux sanglier qui avait le cuir résistant. Ces deux vieillards de la Registratur symbolisaient à merveille la célèbre alliance de la croix avec la faucille et te marteau.
Ce 5 juillet 1944, je les trouvai au milieu de leurs dossiers, comme les jours précédents, où j’étais allé les aider à mettre en fiches l’anatomie des Français d’un convoi de Compiègne. Swida était là. C’était un des habitués de la Registratur. Il palabrait selon son habitude, d’un débit aigu et précipité. À ses grands gestes, aux coups de poing frénétiques qu’il assenait sur la table, on devinait une émotion extraordinaire. Il eut la charité de ne pas me faire languir et me traduisit aussitôt la fin de son discours : le Lagerobersturmführer lui-même, me dit-il, était indigné de ce qui venait d’arriver.
— Je rendrai compte à Berlin, a-t-il déclaré publiquement à l’arrivée du train. Les responsables seront punis.
— Je rapprochais ces mots du renseignement énigmatique de l’abbé Jost. La vérité n’arrivait que par bribes dans ce monde étrange où personne n’était au courant de rien, où la reconstitution du moindre fait ne s’obtenait qu’au prix de nombreux recoupements.
— Tandis que Swida achevait de parler, on vit, par la fenêtre ouverte sur l’Appelplatz, une colonne de Tzougangues pénétrer dans le camp. Ce convoi ne ressemblait pas aux autres : les arrivants étaient anormalement surchargés de bagages et nouveauté incroyable, malgré les matraques des SS aboyeurs, la troupe des nouveaux venus se dirigeait vers le bâtiment des douches non pas, selon l’usage, en rangs brutalement alignés mais dans la plus déconcertante cohue. Quel rapport pouvait bien exister entre un tel désordre et la mystérieuse culpabilité à laquelle Swida faisait allusion ? Nous l’avons appris plus tard : nous avions sous les yeux les survivants du Train de la Mort.
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Gigantesque ; l’abbé Fabing cccvii est gigantesque. Visage carré aux « bonnes » joues roses, épaules de lutteur ; trapu, massif, toujours coiffé de cette étonnante casquette d’officier qu’il a fait confectionner en cachette avec du tissu « Feldgrau », récupéré dans les magasins juifs de récupération – le tailleur lui a demandé pour ce travail trois rations de margarine et deux tranches de pain – habillé d’un costume à la coupe « Europe centrale », frappé d’une croix de Saint-André entre les deux omoplates, l’abbé Fabing, ce 5 juillet, est la voix, la grande voix de Dachau. Il va « gueuler »
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