Le train de la mort
beaucoup sont repartis. Entre la gare et le camp, deux enfants, environ dix et douze ans, se sont approchés de moi et m’ont dit en allemand : « Courage monsieur, la guerre bientôt finie, » Si vous saviez ce que cela peut faire de bien.
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— À un carrefour cccii , un étrange poteau indicateur retient malgré tout mon regard. Surmontant une colonne de deux mètres environ, une espèce de socle supporte un étrange bas-relief où se détachent plusieurs figures ; des SS l’air martial et résolu, entraînent vers le camp de concentration tout proche un Juif rapace, un curé replet et un bourgeois rubicond et hilare. À l’arrière-plan, la foule des bons Aryens applaudit.
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— Un commandement ccciii sec retentit :
— « Achtung, Mutzen ab ! »
Ce qui se traduit de la façon suivante : « Attention, chapeau bas ! » La plupart comprirent et retirèrent leur coiffure avant d’arriver devant l’officier SS. Mais un certain nombre perdus dans leurs pensées continuèrent leur chemin en conservant leur couvre-chef sur la tête.
Alors, deux SS, placés de chaque côté de la colonne, avaient pour mission d’arracher brutalement la coiffure de celui qui l’avait oubliée sur sa tête et de la piétiner ; puis d’administrer au délinquant une paire de gifles et un grand coup de botte au cul.
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Nous passons ccciv devant quelques civils. Je remarque une vieille qui a l’air apitoyé. Des camarades me diront par contre qu’ils ont vu des enfants nous tendre le poing et proférant des injures.
J’ai cette fois près de moi un commissaire de police dont les jambes presque paralysées ne le portent plus ou du moins l’empêchent d’avancer. Avec un jeune gars de la Sarthe (je le vois encore avec son pantalon dont le fond n’était plus que loques tant, me dit-il, on l’avait battu à coups de cravache) nous prenons sous les bras le commissaire et le faisons avancer avec nous. Mais ça ne va pas vite. Si clopinante que soit la marche des autres camarades, nous sommes successivement dépassés par tous et restons au dernier rang. Puis à la traîne, il n’y a plus derrière nous que les SS et… leurs chiens !
Diable !
De temps à autre un cri vient nous exciter.
— « Schnell ! Laufen !…» Courir !
Comment courir avec notre éclopé ? Et si nous commençons il faudra continuer. Je fais signe au jeune Sarthois. Ayons l’air d’y mettre de la bonne volonté, hâtons un peu le pas mais ne courons pas !
J’essaie de faire signe aux SS. Courir !… Impossible !
Les chiens aboient férocement. Et les aboiements se rapprochent. D’un instant à l’autre nous allons être mordus !… Tant pis ! Courir serait pire que tout. Attendons… Les aboiements se rapprochent rapidement. À un moment ils éclatent juste sur nos talons. Sans doute les SS retiennent-ils la laisse de leurs bêtes, car de fait nous ne serons pas mordus… Puis c’est le camp lui-même avec son inscription sur le toit en tuiles de couleur ! « Arbeit Macht Frei » (le travail c’est la liberté !… Tu parles !)
Nous passons la porte. À droite de la colonne, un misérable se tient, hagard, tondu, en costume rayé.
Il a sur la poitrine l’écriteau lourdement ironique des évadés repris : « Ich bin wieder da cccv » : il est placé là à notre intention (sans doute avant d’être pendu !) pour décourager tout espoir de fuite. Oh oui ! « Vous qui entrez, laissez toute espérance. »
17 heures – Camp de Dachau.
Edmond Michelet « responsable clandestin » des déportés français aperçoit en se rendant au Revier, l’abbé Jost, traversant la Freibeitstrasse déserte. Comment a-t-il osé quitter, à cette heure, son bureau de la Politischabteilung ? Il faut que quelque chose d’important, d’exceptionnel motive ce déplacement.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Effroyable ! Des centaines de morts. Un train de morts !
Et Jost disparaît.
— Les vieux cccvi détenus comme lui étaient toujours timorés quand il leur arrivait de circuler dans le camp pendant les heures de travail. On aurait dit qu’ils se sentaient personnellement dans l’angle visuel de la sentinelle SS qui, de son mirador, surveillait nos allées et venues. Tout colloque était évidemment suspect. Je poursuivis donc mon chemin en hâtant le pas, intrigué et vaguement inquiet.
— La Registratur du Revier était un des coins les plus pittoresques de
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