Le tresor de l'indomptable

l’est de crème. Oh oui, je me souviens bien de lui ! Quand il se concentrait, que ce soit sur un subtil traité de mathématiques ou sur les finesses d’interprétation d’un passage en latin, il ne se laissait en rien distraire.
    Il leva un doigt décharné.
    — Il savait s’absorber dans sa tâche. Il passait d’un extrême à l’autre en un clin d’oeil. Il était fort discipliné, mais c’était aussi un excellent imitateur. Il regardait et singeait les gestes et les manières des gens : leur façon de marcher, de parler, de tenir la tête, de manger ou de s’asseoir. Il était souvent une grande source d’amusement pour ses camarades, sans que cela soit désagréable, Sir Hugh. Il aimait faire rire les autres, sans jamais être cruel, tout en étant toujours disposé à se tourner lui-même en ridicule.
    Le regard de frère Fulbert revint sur le document posé devant lui.
    — Je ne peux vous en narrer davantage. Si vous le rencontrez un jour, Sir Hugh, transmettez-lui mes voeux et mes prières.
    Corbett remercia son interlocuteur et redescendit dans la cour. L’hôtelier était parti, aussi contempla-t-il le ciel quelques minutes en espérant l’apparition du soleil. L’air n’était plus aussi froid ; il avait perdu son âpreté, ce mordant qui le rendait pénétrant comme un couteau acéré. Corbett scruta les alentours. Il devait rester sur ses gardes ; certaines parties écartées et désertes de l’abbaye étaient des emplacements parfaits pour un assassin aux aguets. Hubert, le chasseur d’hommes, était-il à présent à ses trousses ? Voulait-il tuer Corbett et ainsi se venger du roi qui avait joué un rôle dans la destruction d’Adam Blackstock et de L’Indomptable  ? N’avait-il que la seule intention de distraire l’attention du magistrat et de l’effrayer jusqu’à ce que la tâche ait été menée à bien ?
    Corbett serra les poings. Peut-être était-ce cela. Hubert avait compris qu’il avait peu de temps et que l’occasion d’assouvir sa vengeance ne se présenterait pas deux fois. Le clerc traversa la cour à pas lents. S’il pouvait au moins découvrir ce qui s’était vraiment passé à Maubisson, s’il pouvait raisonner logiquement... Il s’arrêta, se remémorant les paroles de frère Fulbert : Si ce qui était là n’est pas parti, alors, ce doit être encore là. Servinus ! Corbett se frappa la cuisse. Mais oui, personne n’avait vu Servinus s’en aller ! L’hypothèse qu’il ait fui incognito était, en fait, invraisemblable. De plus, c’était un étranger, un mercenaire ; même dans une ville comme Cantorbéry, fréquentée par les pèlerins, on l’aurait remarqué. Castledene avait lâché ses espions, alors pourquoi ne l’avaient-ils pas repéré ?
    — Parce qu’il n’a onc quitté Maubisson ! murmura Corbett.
    Il accéléra le pas, certain que les ombres et les sombres recoins de ce rébarbatif manoir recélaient le secret de Servinus.
    Il pensait retourner à l’hôtellerie, réveiller Ranulf et Chanson, et repartir tout droit à Maubisson. Mais l’image du malheureux Griskin, de son cadavre nu pendu au gibet qui dominait les vasières abandonnées, lui revint en mémoire. Non, il devait d’abord rendre visite aux Joyeux. Il remonta son capuchon, se fit indiquer la direction par l’un des moines et se retrouva sur le chemin qu’il avait parcouru la veille. Quand il arriva à l’église St Pancrace et à son ancien presbytère, toute la troupe s’affairait déjà. Les Joyeux, ayant déjeuné, et prêts à profiter d’une journée sans neige pour répéter leur pièce, avaient à présent installé l’estrade et la toile de fond. C’était une vraie fourmilière. Corbett contempla les décors et s’émerveilla de l’adresse mise en oeuvre pour frapper l’imagination. Une peinture grossière représentait le possédé gadarénien en satin vert tenu au bout d’une chaîne dorée par son père vêtu de taffetas jaune. À côté, il y avait d’autres scènes de la vie du Christ : un aveugle et son serviteur en habits de satin rouge et gris ; un paralytique en orange ; les apôtres, resplendissants dans des tuniques de velours, de satin écarlate, de damas et de taffetas, gravissaient le Sinaï en direction de Jésus. À l’autre bout de la toile, l’Enfer était peint de façon frappante sous forme d’un rocher menaçant couronné d’une tour en flammes qui crachait des bouffées de fumée noire d’où