Le trésor
l’ai vu : un grand type maigre, avec une barbe en collier, d’énormes sourcils sous lesquels il était à peu près impossible de voir la couleur de ses yeux, l’air teigneux comme c’est pas permis et à peu près aussi bavard qu’un saumon. Comme, quand il était à terre, il passait son temps à pinter, il ne disait pas dix paroles par heure et comme, en général, il les empruntait à la Bible, il n’y avait jamais personne pour lui porter la contradiction.
— Pourtant, avec ton père il parlait bien de quelque chose ? dit Gilles intéressé malgré lui par cette histoire de l’homme qu’on l’avait chargé de ressusciter.
— Justement, de la Bible ! Le vieux la connaissait aussi bien que mon père et, quand il était bien luné et à jeun, le captain pouvait passer des heures à commenter un simple verset. À dix paroles par heure, tu vois ce que ça pouvait donner, conclut Tim en riant.
— Curieux que tu l’aies connu ! dit Gilles. Mais alors, est-ce que cela ne te gêne pas un peu de voir que j’ai pris son identité ?
— Me choquer ? Pourquoi donc ? Un fils comme toi, ça aurait été la plus belle chose qui aurait pu lui arriver et je suis sûr que là où il est, il est content. Et même, je vais te dire : de te voir comme ça, ça m’a donné une idée, j’y pense depuis ce matin.
— Laquelle ?
— Dans quinze jours, trois semaines, je vais repartir pour le Congrès avec les dépêches de M. Jefferson. Pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi ? Pourquoi ne deviendrais-tu pas réellement John Vaughan junior ? Si j’ai bien compris, ça ne va pas tellement bien pour toi, ici ? Quant à ta femme, si tu arrives à la tirer du fichu pétrin où elle s’est fourrée, j’ai comme une idée que la largeur de l’Atlantique ne serait pas de trop pour la mettre définitivement à l’abri. Qu’est-ce que tu en penses ?
— C’est drôle…, fit Gilles songeur. C’est drôle surtout que tu me dises ça à propos de cette tête qu’on m’a faite. Parce que la première fois que je me suis trouvé en face d’elle, devant une glace à l’hôtel White, j’ai été pris d’une terrible envie de tout laisser en plan ici, de repartir là-bas pour tout recommencer, pour tout oublier.
— Tu vois ? triompha Tim. C’était ce que ma sainte mère appellerait une prémonition. Elle disait aussi qu’il fallait toujours en tenir compte. Alors, tu viens ?
— Je ne sais pas. Ça, c’était quand je croyais que Judith ne voulait plus de moi et m’oubliait. C’était, au fond, une attitude de commande, d’autant que les vieux souvenirs revenaient… À toi qui es mon plus vieil ami, je peux bien le dire : quand ce désir m’est venu, ce n’était pas à Judith que je pensais. C’était… à Sitapanoki ! Je voulais la revoir. Tu ne peux pas savoir à quel point j’ai eu envie de la rejoindre, à cette minute-là…
Le pas paisible des chevaux froissant les feuilles mortes troubla seul le silence qui s’établit alors. Une flèche de soleil caressant les branches encore garnies d’un grand peuplier tout doré y fit vibrer la nuance exacte des yeux de la princesse indienne. Tim toussa et, très vite, comme quelqu’un qui se décide après une mûre réflexion, il dit :
— Tu ne pourrais plus la rejoindre. Sitapanoki est morte… il y a longtemps déjà mais je ne l’ai su qu’il y a six mois environ.
— Morte !
Même après l’avoir prononcé, Gilles ne parvenait pas à donner sa pleine signification à ce mot terrible. Accolé au nom de Sitapanoki, il semblait absurde, incongru, presque inconvenant. Elle était peut-être la plus belle créature jamais née de la femme, si radieusement belle que son éclat n’appartenait peut-être pas tout à fait à la terre et que, pour qui ne l’avait pas approchée dans la réalité vivante et chaude de sa chair, elle devait apparaître semblable à quelque fille des dieux, égarée un instant parmi les mortels. À présent, la légende l’avait réclamée tout entière… mais morte, non ! Le même mot ne pouvait pas être appliqué à la pauvre charogne de n’importe quel être humain fait de chair et de sang et à la divinité qui avait dû surgir un matin de l’écume d’un torrent fécondée par le soleil…
Non sans surprise, Gilles découvrait qu’il n’éprouvait pas vraiment de chagrin mais quelque chose qui ressemblait assez à un égoïste soulagement. Le souvenir, parfois torturant, de
Weitere Kostenlose Bücher