Le tribunal de l'ombre
nouvel abri. Tout ce beau monde serait plus à l’aise dans la grande salle troglodyte, qu’il ne l’était depuis trois jours et trois nuits.
Le chevalier Guillaume de Lebestourac surgit à mes côtés. Le souffle court après avoir gravi la volée de marches qui menaient de la salle des Gardes au sommet du donjon de la forteresse, il s’exclama :
« Je hume l’odeur d’une magnifique bataille, mon beau chevalier tout nouveau, et m’en réjouis ! Avant-hier au soir, nous n’avons que fourbi nos armes, assoupli nos reins, détendu nos muscles en quelques moulinets bien tourbillonnants ! Des amuse-bouche, un trou à la normande en quelque sorte, mais point d’entremets, de véritable corps à corps où l’on tranche de taille et pointe d’estoc ! Ce jour d’hui et dans les jours qui viennent, nous allons enfin pouvoir prendre bel exercice, désosser le gigot, fendre des cervelles, crever de la panse ! » gloussa-t-il avec une once de gaieté qui n’avait rien de feint.
Trois jours plus tôt, après que nous eûmes repoussé l’assaut de l’avant-garde, il m’avait armé chevalier avec son compain d’armes, Gaucelme de Biran, qui s’était déjà comporté autrefois avec héroïsme aux côtés du roi de Bohème, deux ans plus tôt, lors de la mémorable et triste bataille de Crécy.
L’un et l’autre m’avaient adoubé sur le champ de bataille. Pour avoir organisé nos défenses et magnifiquement réussi à capturer l’avant-garde ennemie grâce au plan ingénieux (mais fort risqué, je dois l’avouer) que j’avais conçu. Et, peut-être aussi, pour se faire pardonner une trop grande impétuosité qui avait bien failli faire échouer l’ordre de bataille dont nous étions convenus en petit Conseil, en présence des seuls chevaliers de la place.
À moins que ce ne fut pour me remercier des pécunieuses rançons qui ne tarderaient pas à rédimer nos coffres ou nos bougettes, quelque peu aplatis par les taxes, gabelles, dîmes ou redevances et autres cens et péages qui faisaient défaut. Il est vrai qu’ils pleuvaient sur tous les foyers, riches ou pauvres, bourgeois ou manants, seigneurs ou artisans du royaume de France. Ils gonflaient sporadiquement tous les ans, telles les pluies torrentielles de l’automne ou les giboulées du mois de mars. Les taxes augmentaient et les bourses se rétrécissaient comme des peaux de chagrin à mesure que l’aloi des monnaies était rogné, qu’elles soient de cuivre, d’argent ou d’or, de florin, de mark ou de sterlin.
Financer notre effort de guerre se baillait cher. Une guerre dont nous ne doutions pas de l’issue, mais qui se prolongeait de jour en jour, de semaine en semaine, de mois en mois, d’année en année. Pauvre royaume de France, triste duché d’Aquitaine !
Les volées de flèches anglaises pilonnaient toujours notre village avec méthode, mais sans grande misère. Nous n’avions eu à déplorer que quelques morts, dont les corps gisaient ici ou là, et quelques blessés qui tentaient de gagner un abri, bon an mal an. Les servants des mangonneaux attendaient sagement l’ordre d’entrer en mouvement, protégés par les palissades qui cachaient leurs engins.
Je fis part au chevalier de Lebestourac de mes doutes quant à la volonté belliqueuse de nos assiégeants. Histoire de contrarier son désir de croiser prochainement le fer avec eux ou de me rassurer moi-même :
« Vous avez le nez plus fin que creux, messire chevalier. Je crains que votre bravoure ne soit pas mise à l’épreuve. Ni ce jour d’hui ni dans les prochains jours… », regrettai-je mollement. J’observais sa réaction. Il me parut plus surpris que je ne m’y attendais :
« Ah ? Crois-tu vraiment que les Godons qui campent, nous harcèlent de leurs traits, arment leurs engins et nous narguent avec outrecuidance en occupant une surface de cinq ou six cents arpents pour y planter leurs tentes sous notre nez, ne tenteront aucun assaut ? rétorqua-t-il d’un air chafouin, à la fois peu convaincu et dépité par mes propos. Te gausserais-tu de moi que tu ne t’y prendrais pas autrement !
— Messire Guillaume, à mon avis les Godons veulent surtout nous embuffer. Non point pour lancer un assaut. Mais pour nous impressionner. Pour peser notre détermination à défendre ce village. Pour nous intimider seulement. Tenez, voyez la compagnie d’archers qui a battu nos enceintes : elle se replie en bon ordre, comme à la parade,
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